Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre V

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





V



L’orchestre possède indéniablement une faculté de langage, que les créateurs de notre musique instrumentale moderne nous ont révélée. Dans les Symphonies de Beethoven, nous avons vu cette faculté de langage s’élever à une telle hauteur qu’elle se sentait obligée d’exprimer ce qu’elle ne peut exprimer par sa nature même. Aujourd’hui que, dans la mélodie du vers parlé, nous lui avons donné, ce qu’elle nous pouvait exprimer, et que nous lui avons donné en tant que véhicule de cette mélodie à lui apparentée, l’activité où il n’a, — en toute tranquillité — qu’à exprimer ce que sa nature l’autorise à exprimer, — nous avons à définir nettement cette faculté de langage de l’orchestre, en tant que faculté d’affirmation de l’inexprimable.

Cette définition ne doit pas exprimer une chose purement imaginaire, mais une chose tout à fait réelle, palpable.

Nous avons vu que l’orchestre n’était pas une sorte d’amas de possibilités sonores indifférentes et vagues, mais qu’il consiste en une réunion — extensible à l’infini — d’instruments, individualités bien déterminées qui entraînent à une manifestation individuelle le son qui doit leur être donnée. Une masse sonore sans aucune individualité déterminée parmi ses membres n’existe pas, cl peut tout au plus être imaginée, mais jamais être nalisée. Mais ce qui détermine cette individualité, c’est — nous l’avons vu, — la propriété particulière de l’instrument isolé, qui, pour ainsi dire, au moyen de la consonne initiale, fait de la voyelle du son émis une [voyelle] caractérisée, différenciée. Or, de même que cette intonation consonnante ne s’élève jamais à l’importance significative, déterminée par l’intellect du sentiment, de la consonne verbale, ni n’est capable de modifier, ni conséquemment d’influencer la voyelle par des changements, de même il est impossible que le langage sonore d’un instrument se condense en une expression qui ne soit accessible qu’à l’organe de l’entendement, le langage parlé ; mais ce langage n’exprime, comme pur organe de sentiment, que ce qui est exprimable en soi au langage parlé, et par conséquent, du point de vue de notre intelligence humaine, simplement l’inexprimable.

Que cet inexprimable ne soit pas une chose inexprimable en soi, mais inexprimable seulement par l’organe de l’entendement, donc existe réellement et m soit pas seulement un concept, c’est ce que font bien voir les instruments de l’orchestre, et ce que chacun d’eux exprime clairement et intelligiblement pour soi, mais avec infiniment plus de variété, lorsqu’il agit dans une union pleine de variété avec d’autres instruments [1].

Envisageons maintenant l’inexprimable que peut exprimer l’orchestre avec la plus grande précision, et cela en union avec une autre chose également inexprimable, — le geste.

Le geste du corps, tel qu’il se manifeste, déterminé par une émotion intérieure, dans un mouvement significatif des membres les plus aptes à l’expression et finalement, des jeux de physionomie, est une chose si parfaitement inexprimable, que la voix ne saurait que le décrire ou y faire allusion, tandis que ces membres ou cette physionomie pouvaient réellement les exprimer. Une chose que le langage verbal peut parfaitement exprimer, dans un objet que l’entendement doit communiquer à l’entendement, n’aurait nul besoin de l’accompagnement ou du renforcement des gestes, bien plus, — le geste inutile ne pourrait que troubler cette communication. Dans une communication de cette nature, nous l’avons vu plus haut, l’organe récepteur sensoriel de l’ouïe n’est pas excité, mais il ne sert que d’intermédiaire indifférent. Mais la communication d’un objet, que la langue parlée ne peut transmettre au sentiment à émouvoir nécessairement d’une manière très convaincante, donc une expression qui s’épanche jusqu’à la passion, a certes besoin d’être renforcée par l’accompagnement d’un geste. Nous voyons donc que lorsque l’ouïe doit être excitée en vue d’un intérêt sensoriel plus grand, celui qui se communique s’adresse spontanément à la vue : l’oreille et l’œil doivent s’assurer réciproquement d’une communication plus haute, pour la transmettre d’une manière persuasive au sentiment.

Or, le geste, dans sa communication devenue nécessaire exprimait à la vue, ce que le langage parlé ne saurait plus exprimer ; — s’il le pouvait, le geste serait superflu et troublerait. La vue était donc excitée de telle sorte par le geste qu’il manquait encore le contrepoids égal de la communication à l’oreille : mais, ce contrepoids est nécessaire pour compléter l’impression en une expression entièrement intelligible au sentiment. Le vers verbal devenu mélodie par suite de l’excitation, résout bien, finalement, le contenu intellectuel de la communication verbale primitive en un contenu émotionnel : mais le moment de la communication à l’oreille qui correspond tout à fait au geste, n’est pas encore contenu dans cette mélodie : en elle, expression verbale la plus intensifiée, résidait précisément déjà l’occasion d’intensifier le geste comme un élément de renforcement, dont la mélodie avait besoin, parce qu’elle ne pouvait encore contenir en elle ce qui était tout à fait adéquat au moment renforcé du geste.

Ainsi la mélodie du vers ne renfermait que la condition de la manifestation du geste ; mais ce qui doit justifier le geste devant le sentiment, devait être justice, - mieux encore, précisé, — comme le vers parlé l’est par la mélodie, ou comme [l’est] la mélodie par l’harmonie ; cela est cependant hors du pouvoir de la mélodie qui, née du vers parlé, reste par un côté essentiel conditionné irrémissiblement, de son corps, tournée vers . la langue parlée, laquelle ne pouvant exprimer le caractère particulier du geste, appela le geste à l’aide, et maintenant, elle ne peut pas communiquer ce que l’oreille réclame de parfaitement adéquat à ce geste. — L’inexprimable du geste dans le langage verbal et sonore peut maintenant être communiqué à l’oreille par le langage de l’orchestre tout à fait dégagé de ce langage verbal, de même que le geste s’adresse à la vue.

Cette faculté, l’orchestre l’a acquise en accompagnant du geste le plus concret, du geste de la danse, duquel cet accompagnement était nécessité par sa véritable essence pour s’exprimer intelligiblement, tandis que le geste de la danse, comme tout geste en général, est à la mélodie d’orchestre comme le vers verbal à la mélodie qu’il conditionne ; c’est ainsi que geste et mélodie d’orchestre forment un tout intelligible en soi comme l’est, pour soi, la mélodie verbale et musicale. Geste de la danse et de l’orchestre avaient dans le rhythme leur point d’appui le plus concret, c’est-à-dire le point où tous deux, — l’un dans l’espace, l’autre dans le temps, celui-ci à l’oreille, celui-là aux yeux, — se manifestaient et se conditionnaient également et réciproquement ; et tous deux devaient, chaque fois qu’ils s’en éloignaient, revenir nécessairement à ce point, pour rester ou pour devenir intelligibles en lui, [le rhythme] qui révèle leur affinité originelle. Mais, de ce point, le geste et l’orchestre ne s’étendent, dans la même mesure, vers la faculté qui leur est la plus personnelle à tous deux. De même que le geste révèle aux yeux, par cette faculté, ce qu’il peut seul exprimer, l’orchestre, de son côté, communique à l’oreille ce qui est exactement adéquat à cette manifestation, de même que, au point de départ de leur parenté, le rhythme musical précisait à l’oreille ce qui était manifesté aux yeux dans les moments les plus visibles des mouvements de la danse.

Le pied qui se repose à terre après s’être levé était la même chose pour l’œil que, pour l’oreille, le temps battu de la mesure ; la figure sonore mouvementée, exposée par les instruments, et qui relie mélodiquement les temps frappés de la mesure, est la même chose pour l’oreille, que l’est, pour l’oeil, le mouvement du pied à d’autres membres du corps capables d’expression, dans les modifications qui correspondent aux temps frappés de la mesure.

Or, plus le geste s’éloigne de sa base la mieux définie, mais aussi la plus bornée, celle de la danse, plus sobrement il distribue ses accents les plus violents pour parvenir à une puissance verbale infinie, dans les nuances les plus variées et les plus délicates de l’expression, — plus gagnent en variété et en finesse les figures sonores du langage instrumental qui, pour communiquer d’une façon convaincante, l’inexprimable du geste, arrive à une expression mélodique des plus caractéristiques dont le langage verbal ne peut décrire la faculté immense ni dans son contenu, ni dans sa forme. Car ce contenu et cette forme se manifestent complètement à l’oreille par la mélodie d’orchestre et ne peuvent être découverts que par les yeux, et cela comme contenu et forme du geste adéquat à cette mélodie.

Si cette faculté de langage particulière à l’orchestre n’a pu encore atteindre jusqu’ici, dans l’opéra, à toute la plénitude dont elle est capable, la raison en est que, — comme je l’ai déjà dit en son lieu, — par suite de l’absence de tout fondement vraiment dramatique de l’opéra, le jeu des gestes a été tiré pour lui, sans aucune transition, de la pantomime de la danse. Cette pantomime dansée de ballet ne pouvait exprimer qu’en mouvements et gestes très limités, figés en conventions stéréotypées aussi intelligibles que possible, parce qu’elle se passait totalement des conditions qui eussent déterminé et expliqué la nécessité de leur plus grande variété.

Ces conditions, la langue parlée les renferme, non pas
la langue parlée appelée à l’aide, mais la langue parlée
qui appelle le geste à son secours. La puissance verbale
supérieure, que l’orchestre ne pouvait donc trouver
dans la pantomime et l’opéra, il la chercha, comme dans
une conscience instinctive de sa puissance, dans la
musique instrumentale pure, affranchie de la panto
mime.

Nous avons vu que cet effort, dans sa force la plus haute et sa sincérité, dut usciter le désir d’une justification, au moyen du mot et du geste déterminé par ce mot ; nous avons maintenant à nous rendre compte d’une seule chose, [c’est à savoir] comment, d’autre part, la réalisation complète de l’intention poétique n’est possible que par la justification la plus haute, la plus lucide de la mélodie du vers parlé, grâce au pouvoir verbal parfait de l’orchestre en union avec In geste.

L’intention poétique qui veut se réaliser dans le drame détermine l’expression la plus haute et la plus variée du geste ; elle exige de la variété, de la force, de la finesse et de la dextérité à un degré tel qu’ils ne peuvent se produire nulle part ailleurs que dans le drame même et que c’est pour ce drame, par conséquent, qu’ils sont à trouver dans une propriété toute particulière ; car l’action dramatique est, avec tous ses motifs, une [action] élevée et renforcée jusqu’au miracle au-dessus de la vie. La concision des moments de l’action et de ses motifs ne devait être rendue intelligible au sentiment qu’au moyen d’un mode d’expression condensé, lui aussi, qui s’élevait du vers parlé jusqu’à la mélodie déterminant directement le sentiment. Or, de même que cette expression s’élève jusqu’à la mélodie, elle exige nécessairement un renforcement des gestes conditionnés par elle, dépassant la mesure des gestes habituels du discours. Mais ces gestes, conformément au caractère du drame, ne sont pas seulement les gestes d’un individu isolé monologuant, mais des gestes qui, par la rencontre caractéristique de plusieurs individus, ayant des relations mutuelles, s’élèvent à la plus haute variété, — pour ainsi dire : des gestes « à plusieurs parties ». L’intention dramatique attire non seulement l’intention intérieure — en elle-même, — dans son domaine, mais encore, dans l’intérêt de sa matérialisation, elle exige tout particulièrement la manifestation de cette impression au moyen de l’extériorisation corporelle des personnes qui représentent [le drame, l’action]. La pantomime se contentait de la physionomie, des attitudes et du costume d’acteurs affublés de masques typiques : le drame tout-puissant arrache aux acteurs ce masque typique — car il possède à cet effet le pouvoir de la parole qui justifie, — et nous les présente comme des individualités qui se manifestent ainsi et non autrement.

L’intention dramatique conditionne donc, dans leurs moindres traits, les figures, l’air, l’attitude, le mouvement et le costume du personnage, pour le rendre tout de suite et avec certitude reconnaissable à tout moment, comme une individualité bien différente de toutes celles qui l’entourent. Mais cette différenciation frappante d’une individualité n’est rendue possible que si toutes les individualités avec lesquelles il se rencontre et se trouve en rapport, se présentent dans la même différentiation frappante et définie avec certitude.

Si nous nous représentons de telles individualités nettement tranchées et en relations mutuelles variables à l’infini, desquelles sortent par évolution les moments et les motifs de l’action, et si nous nous les représentons d’après une impression infiniment émouvante, dont le spectacle doit se produire à nos regards puissamment captivés ; nous comprenons alors les besoins qu’éprouve l’oreille d’une impression intelligible pour elle, et qui corresponde absolument à cette impression [éprouvée] par la vue ; [impression] dans laquelle la première apparaisse complétée, justifiée ou précisée, car : « C’est [seulement] par la bouche de deux témoins que se manifeste la pleine vérité » [2].

Ce que l’oreille éprouve le désir d’apprendre, c’est l’inexprimable même de l’impression reçue par les yeux ; mais ce à quoi l’intention poétique donnait lieu uniquement par son organe le plus proche, le langage parlé, ne peut en soi et dans son mouvement se communiquer d’une façon persuasive à l’oreille. Si cette vue n’existait pas pour les yeux, le langage poétique pourrait se croire destiné à communiquer à l’imagination la description et la peinture de la chose imaginée ; mais si, comme l’intention poétique supérieure le désirait, il s’offre lui-même directement à la vue, la description du langage poétique est non seulement tout à fait superflue, mais elle ne saurait avoir aucune influence sur l’oreille. Or, Ce qui est ’ inexprimable pour la poésie, le langage de l’orchestre le manifeste précisément à l’oreille, et selon l’exigence même de l’oreille excitée fraternellement par la vue, ce langage acquiert une puissance nouvelle, démesurée, mais qui, privée de cette excitation, sommeillerait sans cesse, ou qui, — si elle n’était réveillée que par sa propre impulsion initiative, — se manifes-i’ i.iit d’une manière inintelligible.

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La faculté d’élocution de l’orchestre, en vue de cette tâche accrue qui vient d’être définie, s’appuie d’abord sur son affinité avec celle du geste tel que nous l’a montré la danse. Elle s’exprime en figures sonores, qui sont propres au caractère individuel des instruments particulièrement adéquats, et qui se modèlent par le mélange adéquat à son tour des individualités caractéristiques de l’orchestre en mélodie orchestrale caractéristique ; et l’orchestre exprime dans sa manifestation concrète et par le geste aux yeux, avec une telle intensité, que, pour signaler ces gestes et cette manifestation à l’intelligence des yeux, comme pour signaler adéquatement cette manifestation à l’oreille qui perçoit immédiatement, il n’est nul besoin d’un tiers, c’est-à-dire de l’intermédiaire du langage parlé.

Expliquons-nous clairement sur ce point. — Nous disons communément : « Je lis dans tes yeux, » c’est-à-dire : « Mon œil perçoit, d’une manière à lui seul intelligible, et au moyen du regard de ton œil, une émotion inconsciente qui habite en toi et qu’à mon tour, je partage inconsciemment. » Si nous étendons maintenant la faculté de perception de l’œil à tout l’extérieur de l’homme que nous voulons observer, à son aspect, à son attitude et à ses gestes, nous avons à établir que l’œil saisit et comprend sans risque d’erreur l’extérieur de cet homme, dès qu’il se manifeste dans sa spontanéité complète, étant en complet accord intime avec soi, il exprime son état d’âme intime avec la plus grande sincérité.

Mais les seuls moments où l’homme se communique avec tant de vérité sont ceux du repos absolu, ou de l’émotion à son comble : ce qu’il y a entre ces deux extrêmes, ce sont les transitions qui ne sont déterminées que par la passion sincère dans la mesure où elles s’approchent de leur maximum d’excitation, ou retombent de cette excitation à un repos harmonieusement réconciliateur. Ces transitions consistent en un mélange d’activité arbitraire et réfléchie et de sensation nécessaire et inconsciente : la détermination de ces transitions d’après la direction nécessaire [suivie] par la sensation inconsciente et cela, avec un progrès incessant aboutissant à un débouché vers une sensation vrai, non plus conditionnée ni entravée par l’intelligence réfléchissante, est le contenu de l’intention poétique dans le drame et pour ce contenu, le poète trouve la seule expression qui la rende possible, dans la mélodie du vers parlé, telle qu’elle apparaît comme floraison de la langue des mots et des mis, dont l’une des faces regarde l’intelligence réfléchissante, et l’autre, en tant qu’organe, la sensation inconsciente.

Le geste, — nous entendons par là la manifestation extérieure complète, à la vue, de l’apparence humaine, — ne prend qu’une part déterminée à ce développement, parce qu’il n’agit que d’un côté, le côté de la sensation par lequel il s’adresse aux yeux : mais, le côté qui se cache à la vue est le même que la langue parlée et chantée tourne vers l’intelligence, et qui, partant, demeurerait tout à fait inconnaissable au sentiment si l’ouïe ne pouvait s’annexer le pouvoir supérieur de communiquer intelligiblement au sentiment le côté caché à la vue ; parce que cette langue pa lée et chantée s’adresse à l’oreille de ses deux côtés, en effet, un seul [côté], l’excitation serait moindre et plus faible.

Le langage de l’orchestre acquiert ce pouvoir par l’oreille, en s’appuyant aussi intimement sur la mélodie du vers qu’auparavant sur le geste, pour s’élever à la communication même de la pensée au sentiment, de cette pensée que la présente mélodie du vers — en tant que manifestation d’une sensation mêlée, non pas absolument une, — ne peut et ne veut exprimer et qui peut encore moins être communiquée à la vue par le geste, parce que le geste est la chose la plus présente de toutes et qu’il est conditionné par conséquent par la sensation indéterminée donnée dans la mélodie du vers comme un [geste] indéterminé également ou n’exprimant que cette indétermination, donc incapable de faire clairement percevoir aux yeux la sensation véritable.

Dans la mélodie du vers, ne se réunissent pas seulement le langage parlé avec le langage des sons, mais aussi ce qu’expriment ces deux organismes, c’est-à-dire le non-présent avec le présent, la pensée avec la sensation. Le présent, chez elle, c’est la sensation spontanée, qui (’épanche nécessairement dans l’expression de la mélodie musicale ; le non-présent, c’est la pensée abstraite, qui est retenue comme un moment réfléchi et volontaire dans la phrase parlée. — Précisons-nous de plus près ce que nous devons entendre par le [mot] pensée.

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Ici, nous arriverons vite à obtenir une représentation très nette, si nous considérons l’objet du point de vue artistique et si nous pénétrons à fond son origine sensible.

Quelque chose que, ni par un organe intermédiaire, ni par la collaboration de tous nos organes intermédiaires, nous ne pouvons pas du tout exprimer, quand même nous le voudrions, est une non-chose, — le néant. Au contraire, tout ce pour quoi nous trouvons une expression, est quelque chose de réel, et ce réel, nous pouvons le reconnaître quand nous nous expliquons l’expression même que nous employons inconsciemment pour la chose.

L’expression : pensée est très facile à expliquer, dès que nous faisons un retour sur sa racine verbale concrète. Une « pensée » est l’image d’une chose réelle, mais non-présente, nous « semblant » dans la « mémoire » [3]. Cette chose non-présente est, d’après son origine, un objet réel, appréhendé par les sens, et qui a fait sur nous, à un autre endroit ou à un autre moment, une impression définie : cette impression s’est emparée de notre sensation pour laquelle nous devions trouver une expression pour la musique ; cette expression correspondait à l’impression produite par l’objet sur la faculté de sensibilité d’espèce commune à tous les hommes. Nous ne pouvions donc concevoir l’objet en nous que d’après l’impression qu’il faisait sur notre sensibilité, et cette impression déterminée à son tour par notre sensibilité c’est l’image qui nous paraîtra [être] dans la mémoire de l’objet. Mémoire et souvenir sont donc la même chose, et en réalité, la pensée est l’image qui se réveille dans le souvenir, [image] qui — en tant qu’impression d’un objet sur notre sensation, — est façonnée par cette sensation même, et qui est représentée par le souvenir mémorant, ce témoignage du pouvoir durable de la sensation et de la force de l’impression faite sur elle, de la sensation même vers une vive excitation, vers une post-sensation de l’impression.

L’évolution de la pensée a la faculté de former des combinaisons reliant toutes les images spontanément acquises ou transmises par les impressions conservées dans le souvenir d’objets devenus non-présents, — la mémoire telle qu elle s’oppose à nous dans la science philosophique, — nous n’avons pas à nous en occuper ici ; car le chemin du poète vers l’œuvre d’art s’écarte de la philosophie, pour réaliser la pensée dans la faculté de sentir.

Nous n’avons qu’un point à déterminer encore avec précision. Nous ne pouvons pas penser quelque chose qui n’ait pas fait d’abord une impression sur notre sensibilité ; et l’apparence sensorielle antécédente est la condition pour la formation de la pensée qui se manifeste. Aussi la pensée est-elle excitée par la sensation, et doit-elle de nouveau se répandre en sensation, car elle est le lien entre une sensation non présente et une [sensation] s’efforçant de se manifester.

Or, la mélodie du vers du poète réalise, en un certain sens devant nos yeux, la pensée, c’est-à-dire la sensation absente, représentée par la pensée, en une sensation présente réellement perceptible. Dans le pur vers parlé, elle contient la sensation dépeinte par le souvenir, pensée, décrite, non présente, mais conditionnante ; dans la mélodie purement musicale, au contraire, [elle contient] la sensation nouvelle conditionnée, présente, dans laquelle se résout la sensation pensée, instigatrice non présente, comme dans une incarnation nouvelle dans une [forme] ayant des affinités avec elle. Développée et justifiée à nos yeux par la mémoire d’une sensation antérieure, la sensation qui se manifeste dans cette mélodie, qui nous saisit directement par le sens et détermine avec certitude le sentiment qui y participe, est un phénomène nouveau qui appartient aussi bien à nous qu’à celui qui nous l’a communiqué ; et nous pourrions, puisqu’il revient comme une pensée — c’est-à-dire comme souvenir, — chez celui qui nous fait la communication, la garder aussi bien comme pensée. —

Celui qui fait la communication, s il se sent incité, au souvenir de cette apparence sensible, par ce souvenir, à manifester une sensation nouvelle et présente à nouveau, ne prend ce souvenir que pour un moment non présent, décrit, brièvement représenté à l’intelligence mémorante, de même qu’il exprimait dans cette même mélodie de vers où s’exprimait un phénomène mélodique — confié maintenant au souvenir, — la mémoire d’une sensation antérieure dérobée à nous selon sa vivacité, comme pensée engendrant la sensation.

Mais nous, qui recevons la communication nouvelle, nous pouvons maintenir par l’oreille cette sensation, qui n’est encore que pensée dans sa manifestation purement mélodique elle-même : elle est devenue une propriété de la musique pure, et, portée par l’orchestre à une expression concrète avec une expression adéquate, elle nous apparaît comme la réalisation, l’actualisation de la chose, seulement pensée, par celui qui fait la communication. Une mélodie de ce genre, telle qu’elle nous a été communiquée par l’acteur comme l’épanchement d’une sensation, lorsqu’elle est exposée avec expression par l’orchestre, où l’acteur ne retient encore cette sensation que dans le souvenir, réalise pour nous la pensée de cet acteur : et même, là où celui qui se communique présentement ne semble plus du tout conscient de cette sensation, sa résonance caractéristique à l’orchestre peut éveiller en nous une sensation qui, pour compléter un ensemble, pour rendre supérieurement intelligible une situation par l’indication de motifs [musicaux] qui sont bien contenus dans cette situation, mais ne peuvent venir en pleine lumière dans les moments représentatifs de celle-ci, devient pensée pour nous, mais est en soi plus que la pensée, en d’autres termes le contenu émotionnel de la pensée rendu présent.

Le pouvoir du musicien, quand il est mis en œuvre pour réaliser l’intention supérieure du poète, devient sans bornes, grâce à l’orchestre. — Sans être conditionné par l’intention poétique, le musicien pur s’est imaginé jusqu’à présent avoir affaire avec des pensées et des combinaisons de pensées. Même quand des thèmes tout simplement musicaux étaient qualifiés de « pensées », c’était par un usage de ce mot vide de sens, ou bien par une manifestation de l’illusion du musicien ; celui-ci nommait pensée un thème dans lequel il s’était en tout cas imaginé quelque chose que personne d’ailleurs ne comprenait, sinon tout au plus celui auquel il avait indiqué, en quelques mots, ce qu’il avait imaginé, en l’invitant à penser de même avec ce thème.

La musique ne peut penser ; mais elle peut réaliser des pensées, c’est-à-dire manifester leur contenu émotionnel comme un [contenu] non pas rappelé, mais actualisé : elle ne le peut que si sa propre manifestation est conditionnée par l’intention poétique, et si celle-ci, à son tour, ne se révèle pas comme [intention] seulement pensée, mais bien [comme une intention] nettement exprimée tout d’abord au moyen de l’organe de l’entendement, le langage verbal. Un motif musical peut produire sur la sensibilité une impression définie se modelant en une activité de la pensée, mais seulement si l’émotion exprimée dans ce motif a été conditionné d’une façon déterminée par un objet déterminé, [mis] devant nos yeux, par un individu déterminé, et en tant que définie, c’est-à-dire bien conditionnée. L’omission de’ ces conditions laisse un motif musical dans un état indéterminé à l’égard du sentiment, et cette chose indéterminée peut n’apparaître sous le même aspect qu’aussi souvent qu’il reste une chose indéterminée, qui ne fait jamais que reparaître et que nous ne sommes pas en état de justifier par une nécessité inventée par nous de son apparition, ni par conséquent d’associer à aucune autre chose. —

Mais le motif musical dans lequel — sous nos yeux pour ainsi dire, — se coula le vers parlé, riche de pensées, d’un acteur dramatique, est une chose nécessairement conditionné ; dans sa réapparition, se révèle à nous une émotion déterminée, et celle-ci à son tour, [se révèle à nous] comme l’émotion de celui qui se sent poussé aussitôt à manifester une émotion nouvelle qui dérive de celle-là — inexprimée maintenant par lui, mais que l’orchestre nous rend concrètement sensible.

La résonance simultanée de ce motif unit alors pour nous une émotion conditionnante absente à l’émotion conditionnée par elle, qui arrive à l’instant à sa manifestation ; et en faisant de notre sentiment le percepteur éclairé de la croissance organique d’une émotion déterminée par une autre, nous donnons à notre sentiment le pouvoir de penser, c’est-à-dire : le savoir inconscient, élevé au-dessus de la pensée, de la pensée réalisée dans l’émotion.

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Avant d’en arriver à l’exposition des données basées sur le pouvoir attribué jusqu’ici au langage orchestral pour la construction du drame, nous devons, afin de mesurer complètement l’étendue de ce pouvoir, être bien fixés sur une faculté extérieure de celui-ci. —

La faculté en question [est celle] de son pouvoir d’élocution ; l’orchestre la tire d’une synthèse de ses facultés qui sont sorties, d’une part, de l’appoint du geste, et d’autre part, de l’accueil mémorant de la mélodie du vers. De même que le geste évolue, depuis son origine, du geste de la danse le plus matériel, jusqu’à la mimique la plus intellectuelle ; de même que la mélodie du vers a progressé depuis la simple pensée d’une émotion, jusqu’à la manifestation la plus actuelle d’une émotion, — de même aussi, la faculté de langage de l’orchestre qui a acquis de ces deux moments sa puissance plastique et s’est alimenté et accru de la croissance de ces deux moments à leur puissance extrême. De cette source de vie, nous voyons à la fois se réunir et s’écouler en commun vers une faculté particulièrement supérieure, les deux bras divergents du fleuve de l’orchestre, après qu’il a été richement grossi par les ruisseaux et rivières affluents.

Quand le geste se repose entièrement, par exemple, et que le discours mélodique de l’acteur se tait absolument, — quand donc le drame se prépare par des états d’âme intérieurs non encore exprimés, ces états d’âme non encore exprimés peuvent être exprimés par l’orchestre, de telle manière que leur manifestation porte en soi le caractère de pressentiment comme nécessairement conditionné par l’intention poétique. —

Le pressentiment est la manifestation d’un sentiment non exprimé, parce que — dans le sens de notre langage parlé, — il est encore inexprimable. Est inexprimable une sensation qui n’est pas encore définie ; elle est indéterminée, quand elle n’est pas encore déterminée par l’objet qui lui est adéquat. Le mobile de cette sensation, le pressentiment est donc l’aspiration inconsciente de la sensation à être déterminée par un objet que prédétermine la force de son besoin même, [par un objet] tel qu’il lui soit adéquat et quelle tende par conséquent vers lui. Dans sa manifestation comme pressentiment, je pourrais comparer la faculté d’émotion à une harpe bien accordée dont les cordes résonnent au souffle du vent qui la traverse, et attendent l’artiste qui en tirera des accords distincts.

Un tel état d’esprit plein de pressentiments, le poète doit l’éveiller en nous, pour faire de nous les collaborateurs nécessaires de l’œuvre d’art [nés] de ce désir. En excitant un tel désir en nous, il trouve dans notre réceptivité éveillée la force conditionnante qui peut seule lui faciliter la création des phénomènes qu’il a en vue, de même qu’il lui faut les créer selon ses vues.

Dans la création des états d’esprit que le poète doit éveiller en nous, en vue de notre collaboration indispensable pour lui, le langage instrumental absolu s’est déjà révélé comme tout-puissant : car l’éveil d’impressions indéterminées, pleines de pressentiments était son œuvre la plus personnelle, qui devait être compromise partout où il s’agissait de déterminer avec précision les impressions suscitées. Or, si nous appliquions cette faculté extraordinaire, cette faculté unique du langage instrumental aux moments du drame où elle doit être réalisée par le poète, d’après un dessein préconçu, nous aurions à nous entendre sur le point où ce langage doit puiser les moments d’expression concrets où il se manifestera conformément à l’intention du poète.

Nous avons déjà vu que notre musique instrumentale pure avait dû, pour son expression, emprunter les moments concrets à une rhythmique de danse familière à nos oreilles, et dans la mélodie qui en dérive, ou dans le mélos de la chanson populaire, déjà inculqué à nos oreilles. Le compositeur de musique instrumentale pure cherchait à imprimer une expression définie à cette matière absolument indéterminée, en adaptant, en vue d’une image à présenter à l’imagination, ces moments, d’après leur affinité ou leur contraste, par force croissante ou décroissante, et aussi par le mouvement accéléré ou ralenti de l’interprétation, et enfin par la caractéristique particulière de l’expression au moyen de l’individualité des instruments de musique ; et en se sentant poussé en somme à ne préciser [cette image] que par l’indication exacte — extra-musicale, — de l’objet décrit.

La soi-disant « peinture musicale » est le terme visible de l’évolution de notre musique instrumentale pure : en elle, cet art qui ne s’adresse plus au sentiment, mais à l’imagination, a refroidi sensiblement son expression, et tout homme éprouve nettement cette impression, qui entend une composition pour orchestre de Mendelssohn on de Berlioz après un morceau de musique de Beethoven.

En tout cas, il est indéniable que ce processus d’évolution était nécessaire, et que cette tendance voulue à la peinture musicale avait des causes plus sincères que [ne l’eût été] par exemple un retour au style fugué de Bach. Il n’en faut pas moins reconnaître que la puissance matérielle du langage instrumental a été extraordinaire-ment rehaussée et enrichie par la peinture musicale. —

Reconnaissons maintenant que ce pouvoir peut non seulement s’accroître à l’infini, mais en même tempj dépouiller son expression de toute sa froideur, quand le peintre-musicien s’adresse de nouveau à la sensibilité et non à l’imagination ; l’occasion lui en est offerte quand le sujet de sa description communiqué à la pensée est exprimé aux sens comme un objet présent, réel, et doit être conditionné non comme un simple moyen accessoire pour faire comprendre son tableau musical, mais comme [issu] d’une intention poétique supérieure à la réalisation de laquelle la peinture musicale doit aider.

L’objet de la peinture musicale ne pouvait être qu’un
 moment tiré de la vie naturelle ou de la vie humaine 
elle-même. De tels moments pris de la vie naturelle ou
 de la vie humaine, à la description desquels le musicien 
s’est senti entraîné jusqu’ici, voilà précisément ce dont
 le poète a besoin pour préparer des développements dramatiques importants, ce dont le poète dramatique pur a dû jusqu’ici refuser le puissant secours, au plus grand détriment de son œuvre d’art voulue, parce que ces moments devaient être représentés d’autant plus parfaitement aux yeux, sur la scène, sans la collaboration de la musique qui complète et détermine le sentiment, le poète devait les considérer comme non justifiés, troublant, paralysant, mais n’étant ni un secours ni un entraînement [pour le spectateur].

Ces sentiments indéterminés, gros de pressentiments, que le poète doit nécessairement éveiller en nous, seront toujours en relation avec un phénomène qui se présente aux yeux ; ce sera un moment du milieu naturel ambiant ou bien du point central humain de ce milieu, — en tout cas, un moment dont le mouvement ne se conditionne pas encore par une impression nettement manifestée, car la langue parlée, seule, peut exprimer cette [impression] et l’union, déjà indiquée en détail, avec le geste et la musique, — [et ce sera] la langue parlée dont nous pensons ici la manifestation déterminante comme une [manifestation] à évoquer par le désir excité.

Aucune langue n’est, autant que la langue instrumentale, capable d’exprimer un repos préparatoire avec autant de mouvement : son pouvoir spécifique est de transformer ce repos en un désir plein de mouvement. Ce qui s’offre à nos yeux dans une scène de la nature ou l’apparition silencieuse et sans gestes d’un homme, ce qui détermine notre sentiment à le contempler avec calme de notre regard, la musique peut le conduire de telle façon au sentiment, qu’elle imprime un mouvement d’étonnemenl et d’attente au sentiment engendré par le moment de repos, et [peut] ainsi éveiller le désir dont le poète avait besoin pour nous faire part de son dessein comme moyen auxiliaire. Cet éveil de notre sentiment vers un objet déterminé est même indispensable au poète afin de nous préparer à une apparition définie pour la vue ; en d’autres termes, l’apparition de la scène naturelle ou des personnages humains ne peut nous être offerte avant que notre attente, éveillée par elle, de la façon dont elle se manifeste, n’exige leur présence comme une sensation nécessaire, qui réponde [à notre attente]. —

Dans l’exercice de cette faculté suprême, l’expression de la musique restera tout à fait vague et indéterminée aussi longtemps que l’intention nette du poète n’interviendra pas : mais, celle-ci, qui se réfère à une apparition bien déterminée à réaliser, est capable à l’avance de fixer à cette apparition les moments concrets du morceau musical à préparer, de telle sorte qu’ils répondent absolument de façon suggestive, comme l’apparition enfin présentée répond à l’attente éveillée en nous par la musique prémonitoire. L’apparition réelle se présente donc à nous comme un désir satisfait, comme un pressentiment justifié ; et, si nous nous rappelons que le poète doit présenter au sentiment les phénomènes merveilleux du drame de telle sorte qu’ils s’élèvent de beaucoup au-dessus de la vie ordinaire, nous comprendrons que ces phénomènes ne se manifesteraient pas à nous comme tels, ou qu’ils nous feraient un effet inintelligible et étrange, si leur manifestation pure et simple ne pouvait être conditionnée par notre sentiment dans l’attente préparée et pleine de pressentiment, de manière que, nécessairement, nous les exigions comme une satisfaction à notre attente. Mais c’est seulement au langage musical de l’orchestre inspiré par le poète qu’il est possible d’exciter en nous cette attente nécessaire et c’est pourquoi, sans ce secours artistique, le miracle du drame ne peut être ni conçu ni exécuté.

  1. Cette facile explication de l’ « inexprimable », pourrait fort bien, et non sans raison, s’étendre à tout objet religieux et philosophique, à ce qui, du point de vue de celui qui parle, est considéré comme chose absolument inexprimable, mais se peut fort bien exprimer, quand seulement on y applique l’organe adéquat. (Note de Wagner).
  2. Testis unus, testis nullus, dit l’adage latin.
  3. De même nous pouvons très bien préciser le mot Geist [esprit] par le verbe giessen [couler, fondre, verser] : d’après un sens naturel, c’est « ce qui s’écoule » de nous, comme le parfum est ce qui s’écoule, ce qui s’épand de la fleur. (Note de Wagner). Dans le texte, Wagner rapproche les mots Gedanke, pensée, de Gedenken, mémoire, et du participe dünkend, semblant.