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VII
PRÉFACE

manuscrits. Quand j’en suggérais un, d’aventure, parmi nos libraires montréalais ; « Peuh ! faisait-il dédaigneusement, sait-il bien imprimer les vers ? J’enverrai mes cahiers à Paris… »

On voit avec quelle naïveté Nelligan croyait au règne souverain de l’art sur la vile matière. La vie, telle qu’il se la faisait, devait être une longue rêverie, une longue fusée d’enthousiasme, une mélancolie voulue et cultivée, interrompue seulement par les éclats momentanés d’une gaieté bohême.

La bohème ! Ce mot était pour lui un idéal. Et pourtant, le dirai-je ? Nelligan ne fut jamais un bohème parfaitement authentique. Il avait, certes, l’ambition de passer pour très rosse ; on lui eût fait la pire injure en le trouvant bien élevé. Mais sa rosserie était trop étudiée, trop convenue, trop faite de lecture et d’imitation. Des cheveux esbrouffés, une redingote en désordre et des doigts tachés d’encre, voilà surtout en quoi elle consistait.

Du reste, il avait trop gardé l’empreinte de son éducation de famille, il avait l’amour et le respect de trop de choses, trop de timidité aussi et de naturelle réserve, pour vivre au naturel l’être libre, gouailleur et cynique que doit être un bohème de race. J’entends, d’ailleurs, faire de cette impuissance un éloge ; car la bohème, toute amusante qu’elle soit par le dehors, n’est pas, tant s’en faut, admirable à tous points de vue. Elle étouffe, chez les Schaunards qu’elle enfante, beaucoup plus de sens esthétique qu’elle n’en développe. La chope de bière et Mimi Pinson sont, en général, une pauvre école pour l’esprit. Mais il était curieux de noter cette séduction du hardi, de l’aventureux, de l’imprévu, de l’impossible, sur une âme aussi naturellement solitaire et mystique que l’était celle de Nelligan.