Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/55

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ridés, glabres et impuissants ; grâce à moi, dis-je, on les voit encore prendre plaisir à la vie et vouloir paraître jeunes. L’un fait changer en ébène les neiges de son chef, l’autre cache son crâne pelé sous des cheveux d’emprunt. Celui-ci se garnit la bouche avec les dents d’autrui ; celui-là meurt d’amour pour une jouvencelle, et lui marque plus d’extravagance que n’importe quel jeune fils. Qu’un vieillard épouse sur le bord de la tombe une péronnelle sans sou ni maille, qui fera le bonheur des autres, c’est chose si commune de nos jours, qu’on s’en vante pour ainsi dire. Mais ce qui, à tout prendre, est bien plus divertissant, c’est de voir ces vieilles que leur longévité semble avoir retranchées depuis longtemps du nombre des humains, ces faces cadavériques qu’on dirait échappées des enfers, vanter sans cesse les douceurs de la vie ! Elles brûlent, et lascives comme des chèvres, elles en arrivent à payer quelque nouveau Phaon qui apaise leurs ardeurs. Se plâtrer le visage, passer des journées entières devant leur miroir, et chercher à réparer les outrages que les années ont faits à leurs appas les plus secrets, c’est là toute leur vie. Elles n’épargnent rien pour réveiller la vigueur de leurs amants. Elles étalent complaisamment leurs antiques mamelles dans toute leur flaccidité, chevrotent de leur voix cassée quelque ballade à la mode, banquettent et dansent comme les jeunes filles, et, comme elles, envoient des poulets à leurs soupirants. Tout le monde se moque de ces vieilles amoureuses comme de folles insignes, et tout le monde a raison.