Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/56

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Mais que leur importe, elles n’en nagent pas moins dans les plaisirs et s’enivrent à longs traits de l’ivresse que je leur verse. Que ceux qui leur jettent la pierre me disent s’il ne vaut pas mieux jouir ainsi de sa folie que d’être sans cesse occupé à chercher une poutre où se pendre.

Cette manière de vivre n’a pas, je le sais, l’entière approbation du public ; mais cela touche peu mes fous ; le déshonneur ne les atteint guère, ou du moins ils n’en ressentent pas longtemps la blessure. Qu’une pierre leur tombe sur la tête, voilà ce qu’ils appellent un mal ; mais la honte, l’infamie, le déshonneur, les injures ne nuisent qu’à ceux qui y prêtent attention. Un mal n’est pas un mal pour qui ne le sent pas. Tout le monde te siffle, pourquoi t’en retourner si tu t’applaudis toi-même ! or, il n’y a que moi qui puisse donner une telle supériorité. J’entends bien les philosophes m’objecter qu’il suffit, pour être malheureux, d’être fou, de vivre dans l’erreur et dans l’ignorance ; mais moi je leur réponds : Vivre ainsi, c’est tout simplement être homme, et je ne vois pas vraiment pourquoi on appellerait malheureux un être qui vit conformément à sa naissance, à son éducation et à sa nature, et ne subit en définitive que le sort commun à tous. Tout ce qui reste dans la condition que lui a marquée la nature ne saurait être malheureux, à moins qu’on ne trouve aussi l’homme à plaindre de ne pas voler comme l’oiseau, de ne pas marcher à quatre pattes comme le quadrupède, ou encore de n’avoir pas le front armé comme le taureau. Autant