Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/58

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servi la grammaire, puisqu’ils ne parlaient qu’une seule langue et ne la parlaient que pour se faire comprendre ? Qu’auraient-ils fait de la dialectique, ils n’avaient pas de discussions ni de disputes ? De la rhétorique ils ne se souciaient guère, car ils n’avaient pas de procès ; encore moins de la jurisprudence, puisqu’ils ignoraient les mauvaises mœurs qui seules ont donné naissance aux bonnes lois. Profondément religieux, ils repoussaient cette curiosité sacrilége qui engage l’homme à mesurer les distances des astres, à calculer leurs révolutions et leurs influences ; en un mot, à chercher la cause des choses. Ils étaient persuadés que l’homme ne peut franchir sans crime les bornes que la nature a mises à son savoir. Quant à s’enquérir de ce qui se passe au delà du ciel, c’était une extravagance qui ne pouvait même pas leur venir à l’esprit.

L’innocence de l’âge d’or se perdit peu à peu, et les sciences furent inventées par un génie malfaisant, comme je viens de vous le dire. En petit nombre d’abord, elles n’étaient cultivées que par fort peu de gens. Plus tard, la superstition des Chaldéens, la frivolité des Grecs, multiplièrent ces supplices de l’esprit, dont un seul, la grammaire, suffit pour mettre à la torture la vie entière d’un homme. De toutes ces sciences, les plus utiles, sans contredit, sont celles qui se rapprochent le plus du sens commun, c’est-à-dire de la Folie. Les théologiens meurent de faim, les physiciens se morfondent, on se moque des astrologues, on fuit les logiciens ; seul, le médecin est plus couru que tous les autres ensemble. Qu’il soit