Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/22

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du sien en minaudant, qui semblait craindre qu’on en devinât le mystère sentimental, l’avait tout simplement fait acheter le matin chez sa bouquetière ; telle autre disait bonnement l’avoir acheté, qui l’avait bien reçu. Presque toutes mentaient sans se douter que tant de ruses étaient inutiles, et qu’on n’avait même pas besoin d’un lorgnon de Bohême pour les deviner. Mais ce n’était point sur ces faciles découvertes qu’Edgar fondait les plaisirs de sa soirée. Toute sa malice se recueillait pour jouir de l’apparition si impatiemment attendue de M. Narvaux.

Son père, le duc de Lorville, étant fort lié avec l’ambassadeur de ***, il lui avait été facile d’obtenir pour son ancien ami le billet d’invitation si humblement demandé naguère, et dont M. Narvaux avait probablement désespéré. Edgar imaginait d’avance les raisons que Frédéric allait inventer pour excuser l’inconséquence de sa conduite, et expliquer son apparition dans une fête dont il avait fait entendre que ses opinions politiques lui imposaient le devoir de se priver.

M. de Lorville épiait cette entrée avec anxiété, comme l’amant le plus passionné guette l’apparition de la femme qu’il aime. Enfin le moment est venu. M. Frédéric Narvaux s’avance, l’air arrogant, la tête haute, mais avec cette préoccupation gênante, cette politesse indécise, ce salut vague et tâtonnant d’un convié qui ne connaît ni le maître ni la maîtresse de la maison. Frédéric joignait à cet embarras connu des gens les plus répandus dans le monde une autre perplexité que ceux-ci ne connaissent pas, celle d’ignorer complètement d’où lui venait son billet d’invitation. En le recevant, il s’était expliqué la veille avec son oncle le ministre, qui lui avait dit franchement avoir oublié d’inscrire son nom sur la liste des nouveaux admis. Il ne pouvait deviner d’où lui venait cette faveur, ni à qui s’adresser pour être présenté aux maîtres de la maison. M. de Lorville s’amusait trop de son étrange embarras pour le faire cesser tout de suite ; il se plaisait à voir M. Narvaux traîner de salon en salon, nageant, pour ainsi dire, dans un océan d’inconnus, et passant vingt fois dans ses promenades devant l’ambassadrice qu’il cherchait. Enfin Edgar, jugeant que ce supplice avait assez duré, alla droit à M. Narvaux, d’un air surpris, comme s’il venait seulement de l’apercevoir.