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MONSIEUR LE MARQUIS

vous aviez surpris sur son charmant visage, pâli par l’émotion, maigri par la douleur, cet éclair d’une joie sublime, cette lumière de la passion qu’elle seule peut donner !… oh ! vous l’auriez aimé, vous l’auriez admiré comme on admire un chef-d’œuvre, comme on admire un grand génie ; car la passion, c’est le génie avec un objet, c’est l’idée fixe appliquée à un sentiment, c’est tout ce qu’il y a de puissance dans notre âme, toutes les facultés de notre être concentrées en une seule et continuelle pensée : J’aime !… Génie supérieur à tous les génies, qui n’a pas besoin du monde pour briller ; aimer, — voilà pour lui l’inspiration ; — se faire aimer, — voilà la gloire.

Mais c’est surtout dans sa joie que la passion ressemble au génie, par ce qu’elle a d’enfantin et de naïf.

Les amours heureux, les petits bonheurs de salon, n’ont pas cette candeur et cette grâce. La grosse joie étonnée de l’homme riche qu’on trompe et qui se croit aimé pour lui-même, le bonheur furtif et prétentieux de l’homme à bonnes fortunes, ne ressemblent en rien à cet élan irréprimable de la passion dans l’espérance.

Oh ! cette joie-là ne peut se cacher ; nulle considération ne la modère ; elle éclate dans le regard, elle rayonne dans le sourire, elle frissonne dans la voix ; elle est indiscrète et compromettante. C’est une fatuité sublime qui serait dangereuse si le monde ne savait que la passion, comme le génie, se nourrit de fumée, et que, pour exciter son délire, il suffit souvent d’un regard.

En voyant Lionel si heureux, Laurence eut peur… Elle comprit qu’elle était engagée ; tant d’espérance l’épouvantait, elle ne se sentait plus le courage de replonger dans le désespoir un cœur si joyeux et si confiant ; elle éprouvait une angoisse indicible qui empoisonnait tout son bonheur…

Lionel n’était plus pour elle celui qu’elle avait tant pleuré, dont l’absence l’avait tant désolée. C’était, — pardonnez-moi une comparaison vulgaire, — c’était un implacable créancier qui venait à jour fixe apporter sa quittance… ou, si vous aimez mieux, c’était Satan lui-même qui venait à l’heure suprême réclamer son âme, qu’un pacte infernal lui avait engagée…