Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/63

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et la canne en l’air, n’est attendu nulle part, qu’il se promène pour se promener.

» — Eh bien ! voyons, dit M. de Lorville, puisque vous êtes si fin, dites-moi ce que pense ce petit homme gras qui sort d’ici avec l’air content, et qui secoue la tête comme un penseur.

» — C’est, dis-je, un spéculateur qui a gagné à la Bourse, et qui calcule les chances favorables pour y jouer demain.

» — Erreur ! s’écria-t-il avec assurance, ce n’est point un agioteur ; c’est un simple gourmand qui repasse son dîner dans sa mémoire ; regardez-le bien, dans ce moment-ci, il se dit mot pour mot : Ve petit melon était exquis !

» En cet instant, le garçon de café apporta notre potage.

» — Connaissez-vous, lui dis-je, ce petit monsieur qui a dîné ici ? Et je lui montrai par la fenêtre l’homme en question qui passait devant nous.

» — Oh ! oui, monsieur, répondit le garçon, c’est un de nos habitués, un grand amateur de melons ; il nous en fait souvent entamer cinq ou six avant d’en trouver un à son goût.

» M. de Lorville me regarda d’un air triomphant, et je restai ébahi. Comme ce jeu me divertissait, je le prolongeai ; je commençais à avoir confiance dans les jugemens de M. de Lorville, qui, vrais ou imaginaires, étaient quelquefois si comiques, que je me plaisais à les exciter. Je ne lui laissais pas le temps de se préparer, et toujours ses réponses étaient prêtes.

» — Que pense ce grand blond, lui dis-je, qui a l’air de mauvaise humeur, et qui marche encadré par ces deux petites femmes si bien mises ?

» — Il se dit : Soixante francs pour une loge à l’Opéra ! c’est ruineux !

» — Et ce joli jeune homme qui donne le bras à cette femme maigre et fanée ?

» — Elle n’est vraiment plus jolie du tout… Ah ! si son mari n’était pas mon colonel !…

» — Je me mis à rire. Voyons, continuai-je, en lui montrant un gros cocher de fiacre qui faisait semblant de fouetter ses chevaux, tandis que ses clients agités passaient la tête par la portière.