Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/81

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rateur !… brave jeune homme !… et ils criaient : Honneur aux journalistes ! Les journalistes avaient sauvé la France, depuis quinze ans ils éclairaient le pays ; on devait tout à leur zèle, à leur courage… Et aujourd’hui ils me méprisent ! car eux seuls ont gagné à cette révolution qui m’a ruiné. L’ancien préfet vient d’être nommé à l’une de nos premières préfectures ; l’avocat est conseiller, et la cour a déjà fait des avances au marquis ; on lui propose une ambassade que bientôt il acceptera ; je connais sa fortune, il n’a de quoi être fidèle qu’un an. Et moi, monsieur, je n’ai rien obtenu ; et ils me traitent de petit journaliste ; et ils m’en veulent de les avoir cachés, et s’ils me saluent encore poliment quand je les rencontre sur l’escalier, c’est qu’ils ont peur de mon journal, et craignent d’y lire un matin leur histoire…

Le jeune écrivain s’animait de plus en plus en voyant qu’il était écouté avec intérêt.

— Eh ! sans doute, poursuivit-il, c’est une misérable condition que d’être obligé de barbouiller du papier pour se faire connaître, et de médire, tous les matins, d’un gouvernement pour qu’il fasse attention à vous et découvre enfin ce que vous valez. Mais, que voulez-vous, il faut bien se faire journaliste, puisque la seule puissance actuelle est dans la presse. Sous un Bonaparte, monsieur, je me serais fait militaire ; j’ai vingt-quatre ans, je serais déjà couvert de blessures, et peut-être colonel ; mais, aujourd’hui que toutes les carrières sont obstruées, qu’on n’arrive à la réputation que par le scandale, il faut bien se faire mettre en prison, attaquer les ministres, dévoiler les abus, dénoncer de prétendues injustices, crier enfin pour se faire entendre… La liberté de la presse, monsieur, c’est le soleil, c’est le jour ! elle éclaire tout également, sans choix : tant pis pour ceux qui ont des taches, qu’ils restent à l’ombre ! elle les montre, j’en conviens ; mais aussi elle préserve des embûches, et, si elle fait ressortir les défauts, elle fait souvent valoir les qualités. Le fait est qu’elle règne, qu’elle seule est toute-puissante, et qu’il faut bien avoir recours à elle pour parvenir !

Ah ! monsieur, continua-t-il toujours plus animé, si nous avions un Bonaparte, un homme au regard d’aigle, pour nous