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LE VICOMTE DE LAUNAY.

se surprend à envier leurs plaisirs sur la foi de leur mépris ; on n’ose leur avouer la naïveté, la bourgeoisie, la vulgarité de ses goûts ; on se trouble devant eux comme un lourd paysan devant un habitant des villes ; on hésite à s’être amusé d’une fête qui les a fait fuir si loin ; on rougit de la folle gaieté qu’on y a trompée ; on doute de la délicatesse de ses impressions en voyant l’intolérance des leurs ; et puis, lorsque l’on a le courage d’analyser ce grand dédain, lorsqu’on a retrouvé assez de présence d’esprit pour mesurer la hauteur de ces intelligences privilégiées, pour examiner leurs droits à ce superbe ennui, on découvre que ces gens-là mènent l’existence la plus misérable, qu’ils s’amusent des plaisirs les plus niais, qu’ils rient des plaisanteries les plus vulgaires, qu’ils prennent au sérieux les conversations les plus lourdes, les plus oiseuses, et, ce qui est bien plus pauvre encore, qu’ils admirent les esprits les plus médiocres ; alors on recouvre son indépendance, et l’on ose confesser franchement que l’on n’est pas un être assez en dehors de la création, assez en arrière de la civilisation, pour ne voir, par une faveur spéciale et précieuse, pour ne sentir qu’un affreux supplice dans ce qui fait la joie de tous.

Ce préjugé est depuis longtemps établi dans la région élégante, que rien n’est plus ennuyeux qu’une fête populaire. Nous avons longtemps partagé ce préjugé, mais aujourd’hui nous l’attaquons hardiment ; oui, nous aimons les fêtes du peuple, parce que nous avons beaucoup vu celles du monde. D’abord, celles du peuple ont un grand avantage, elles se passent en plein air et en pleine liberté ; ensuite, la foule y est plus polie ; quand on s’est trouvé souvent dans nos fashionables cohues, quand on s’est senti plus d’une fois entraîné par un flot choisi vers une salle de souper déjà remplie ; lorsqu’on a subi les incertitudes, les involontaires caprices d’une émeute de bonne compagnie, lorsqu’on a reçu de délicieux coups de poing d’une main gantée et parfumée, lorsqu’on a reçu les inappréciables coups de coude d’une grosse comtesse affamée, lorsqu’on a vu jusqu’où peut aller l’empressement gastronomique de ceux qu’il est convenu d’appeler les gens bien élevés, on se trouve fort indulgent pour la foule grossière du peuple, et l’on pardonne à l’ouvrier qui vous coudoie malgré lui en