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LETTRES PARISIENNES (1837).

vaise humeur d’une façon plus ou moins énergique, selon votre langage, puis vous quittez le trottoir et vous continuez votre route. La pensée qui vous domine s’empare de vous de nouveau ; vous oubliez et vous marchez sans crainte. Ah mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ?… On vient de vous jeter un seau d’eau sur les jambes ; ce n’est rien, c’est une attention, c’est le luxe des portières : cela s’appelle faire de la fraîcheur devant la maison ; le trottoir est inondé, il sera propre et sec tout à l’heure ; mais à présent il vous faut encore le quitter. Patience ! et vous continuez votre route. Tout à coup vous sentez une grande chaleur, et vous vous trouvez suffoqué par une épaisse fumée ; vous regardez avec effroi : ce n’est rien, c’est un emballeur qui ferme ses caisses, qui les entoure de toile, qui se livre à tous les maléfices de son art ; il est établi sur le trottoir, que ces deux grandes caisses envahissent tout entier. Vous quittez une troisième fois le trottoir, et vous continuez votre route. Ennuyé de ces petits retards, vous pressez le pas. Pan ! vous vous heurtez contre une chaise ! une chaise au coin de la rue, sur le trottoir. — Comment prévoir cela ? à qui appartient cette chaise ? quelle est cette femme qui a établi son domicile au coin de la rue, sur une chaise de paille ? C’est une marchande de cure-dents ; elle est en grand deuil, et cela depuis cinq ans. Son désespoir est toujours le même ; il a lassé la pitié du quartier. Nous lui conseillons de déménager et de porter sa chaise dans une rue où sa douleur sera plus nouvelle. Cependant vous respectez cette infortune, vous quittez une quatrième fois le trottoir et vous continuez votre route. Un peu plus loin, vous remontez sur le trottoir. Vous voyez venir à vous un vitrier. « Il porte sur son dos des ailes de lumière, » c’est-à-dire que les rayons du soleil se jouent dans les grandes vitres qu’il porte sur ses crochets. Comme ses ailes ont une envergure effrayante, vous vous rangez un peu vers la droite pour le laisser passer sans les heurter ; mais, en approchant de la muraille, vous sentez deux pattes froides qui vous repoussent : c’est un grand bœuf tout saignant suspendu devant l’étal d’un boucher. Vous vous éloignez avec dégoût et vous marchez plus vite ; vous faites quelques pas assez heureux. Mais le vent s’est élevé : tout à coup la rue entière disparaît