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LE VICOMTE DE LAUNAY.

qui, sans compromettre jamais sa dignité, fait l’amusement de tout le monde. Les gens de la maison assis devant la porte le regardent longtemps marcher, il fournit plus d’un mot plaisant à leurs discours oisifs ; la jeune fille, du haut de son balcon, le suit des yeux en souriant ; le vieux goutteux, de sa fenêtre, le regarde cheminer et l’envie ; l’enfant qui pleure sèche ses larmes pour le contempler : il porte sur lui une idée pour chacun de ceux qui l’aperçoivent ; il leur envoie à chacun un sentiment qu’il ignore, c’est la distraction personnifiée ; or une distraction est presque toujours un bienfait ; c’est un bienfait quand la pensée est triste, c’est encore un bienfait quand elle est heureuse ; car il est doux de quitter un moment une douce pensée, on y revient avec plus de plaisir. Le passant ! espoir du marchand, avenir du pauvre, le passant n’existe plus à Paris. Peut-être traverse-t-il encore quelques rues solitaires ; mais dans nos brillants quartiers, il ne se hasarde plus : dans nos rues le passant, proprement dit, ne saurait vivre. Chez nous, la course est une lutte, le chemin lui-même est un champ de bataille ; marcher, c’est combattre. Mille obstacles vous environnent, mille pièges vous sont tendus ; les gens qui viennent là sont vos ennemis ; chaque pas que vous faites est une victoire remportée : les rues ne sont plus de libres passages, des voies publiques qui conduisent là où vos intérêts vous appellent ; les rues aujourd’hui sont des bazars où chacun étale ses marchandises, des ateliers où chacun vient exercer au grand jour son état ; les trottoirs, déjà si étroits, sont envahis par une exposition permanente. Vous partez de chez vous rêveur : une affaire importante, une inquiétude de cœur, ou bien un travail d’imagination vous préoccupe ; confiant dans M. le préfet de police, vous marchez les yeux baissés, vous ne redoutez comme danger, comme obstacle, que les chevaux, les voitures ou les ânesses mal élevées ; c’est déjà bien assez, mais votre instinct vous fait éviter ces périls à votre insu, et vous n’y pensez pas : vous voilà donc en chemin, aveugle comme un homme vivement préoccupé. Au coin de votre rue, premier obstacle… Devant la boutique d’un marchand de vin, une douzaine de tonneaux sont rangés avec symétrie ; vous vous heurtez au premier assez durement ; vous exprimez votre mau-