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LETTRES PARISIENNES (1837).

pays. Lamartine, le chantre de Jéhovah, nommé à l’unanimité, élu trois fois. Arago, l’historien des astres, nommé deux fois. Vous le voyez bien, la poésie s’est réfugiée dans les colléges électoraux.

On disait aussi : Qu’est devenue l’aimable gaieté française, cette joyeuseté charmante qui faisait les délices de nos pères ? qu’est devenu l’enfant malin nommé Vaudeville ? Nous sommes aujourd’hui de graves politiques, nous ne savons plus rire, nous sommes sentencieux et pédants ; le bon temps des mystificateurs est passé, le métier de plaisant est perdu, le jeu de mots s’éteint, le calembour se meurt, la facétie est chose que l’on ne comprend plus ; et l’on répétait encore : Qu’est devenue la gaieté française ? — Eh bien, la voilà aussi retrouvée : elle s’est réfugiée, auprès de la poésie, dans les collèges électoraux. Tel père de famille, chez lui maussade et boudeur, fait taire sa femme quand elle chante et gronde ses enfants quand ils jouent, devient tout à coup guilleret et malin à l’aspect de l’urne électorale ; sa finesse se réveille, l’esprit français se ranime en lui ; sa gaieté naturelle lui est soudain rendue : homme, il était triste ; électeur, il devient joyeux. La vue des secrétaires du bureau lui inspire un rire invincible ; il se tient les côtes en regardant le président ; il se sent plein d’esprit ; il n’est embarrassé que d’une chose… — De choisir un candidat ? — Non pas… de choisir parmi tous les bons mots qui lui viennent à la pensée celui qui devra paraître le plus plaisant. Si l’on vote pour deux Jacques, il brûle de mettre sur son bulletin Jean-Jean ; mais il hésite, car il voudrait bien dire aussi quelque chose d’agréable, comme cela, par exemple : Je donne ma voix à Rubini, à condition qu’il me fera entendre la sienne. Ce bulletin aurait tant d’originalité ! Il mettrait bien encore : Bordeaux-Laffitte. C’est joli, mais il craint qu’un autre n’ait eu la même idée, et il veut avant tout se distinguer. Enfin l’heure s’avance, son tour vient, il se décide, et il met : Ni l’un ni l’autre. Et puis il se désole, car il découvre que l’idée n’est pas de lui : il se rappelle une vieille gravure que l’on vendait jadis sur les boulevards, et qui représentait une jeune femme courtisée par deux vieillards, et leur disant avec le plus malin sourire : « Ni l’un ni l’autre, » et il