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LETTRES PARISIENNES (1836).

roman futur est, dit-on, victime de l’absence de ces deux croyances… Cette misère dépeint bien le temps où nous vivons. Un de nos amis a eu l’indiscrétion de copier, sur la table de l’écrivain distrait, les lignes suivantes, qui sont la pensée du livre : « Il appartenait à ce siècle de créer pour la jeunesse une mélancolie plus dévorante que les regrets de Werther, un ennui plus rongeur que le mal de René : c’est le supplice de sentir inhumer dans son âme toute passion enthousiaste. À Werther, il manquait l’amour ; à René, la poésie ; c’était une patrie qui manquait à Aymar. »

Cette dernière phrase nous fait penser à ce jeune prince, prisonnier à Strasbourg, dont nous étions loin de prévoir l’audacieuse entreprise. Louis Bonaparte est plein de loyauté et de bon sens ; l’ennui seul de l’exil a pu lui inspirer la folle idée de venir être empereur en France ! Le pauvre jeune homme ! il a mieux aimé risquer d’être captif dans sa patrie que de rester libre chez l’étranger. L’oisiveté est lourde quand on porte un pareil nom, quand on nourrit dans ses veines un pareil sang. Si on lui avait donné en France droit de citoyen, il s’en serait peut-être contenté. Nous lui avons souvent entendu dire que toute son ambition était d’être officier français et de gagner ses grades dans notre armée ; qu’un régiment le séduirait plus qu’un trône. Eh ! mon Dieu, ce n’est pas un royaume qu’il venait chercher, c’est une patrie.

Souvent nous l’avons vu rire de l’éducation royale qu’on lui avait donnée. Il nous contait un jour avec gaieté que, lorsqu’il était enfant, son grand plaisir était d’arroser des fleurs, et que madame de B…, sa gouvernante, dans la crainte qu’il ne s’enrhumât, faisait remplir d’eau chaude les arrosoirs. « Mes pauvres fleurs, disait le prince, la fraîcheur des eaux leur était inconnue ; j’étais bien enfant, et déjà ce soin me paraissait ridicule. » Il ne pouvait parler de la France sans attendrissement ; c’est un rapport qu’il a avec le duc de Bordeaux. Nous étions ensemble à Rome lorsqu’on nous apprit la mort de Talma ; chacun alors de déplorer cette perte, chacun de se rappeler le rôle dans lequel il avait vu Talma pour la dernière fois. En écoutant tous ces regrets, le prince Louis, qui n’avait pas encore seize ans, frappa du pied avec impatience ; puis il s’écria les