Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
301
LETTRES PARISIENNES (1838).

passive. La première mène l’autre ; les faibles mènent les forts ; tout le mal est là. Deux peuples différents de goûts et d’instincts luttent ensemble sans cesse : un peuple de paresseux agitateurs, un peuple de travailleurs insouciants. Les premiers n’ont rien et ne font rien, mais ils parlent toujours. Les seconds, au contraire, possèdent tout, font tout, mais ils ne disent rien. Cela explique pourquoi ils n’ont jamais le dernier mot.

La politique française se fait dans les cafés, dans les estaminets, voire même dans les cabarets, et c’est là que les paresseux agitateurs sont tout-puissants : là ils règnent et gouvernent ; leur métier, à eux, c’est de défaire le gouvernement ; ils n’ont pas d’autre état, et ils remplissent celui-là avec conscience ; rien ne les distrait de leurs devoirs politiques ; ils ont supprimé tous les autres ; ils ont cessé de voir leurs familles parce qu’elles s’opposaient à leur vocation. Selon l’expression d’un spirituel journaliste, ils n’exercent aucun état sous prétexte qu’ils sont hommes d’État. Comme ils n’ont aucune espèce de ménagement à garder, ils sont aventureux et pleins de zèle, et d’un dévouement à toute épreuve, d’un dévouement qui fait frémir ; comme ils mentent très-haut, on les prend pour des oracles ; comme ils n’écoutent pas, ils ont toujours raison ; si l’on veut leur répondre, ils s’emportent, ils menacent, ils frappent du pied avec violence, ils disent de gros mots qui effarouchent la vérité, car la vérité est une femme, et, comme les femmes, pour paraître et se faire entendre, elle n’a de courage qu’aux jours des nobles dangers ; comme ils n’ont point de sentiments réels, ils sont dévorés de haines imaginaires qui suffisent à leurs cœurs, qui remplissent leurs jours. Ils haïssent, par exemple, M. de G…, qu’ils n’ont jamais vu ; ils savent par cœur toutes les calomnies qui obscurcissent et qui peut-être honorent son nom ; ils les récitent avec furie chaque fois qu’on parle de lui ; cet homme est pour eux un monstre, c’est leur ennemi personnel, ils l’ont vu en rêve : c’est un brun, grand, très-fort, très-rouge, qui a des moustaches noires ; ils le reconnaîtraient entre mille à la première vue, cet ogre politique, ce tigre industriel. Ils s’écrient avec rage : « Si je le tenais là, je le jetterais à mes pieds comme cette chaise… » (ils brisent la chaise) ; et puis un jour ils l’aperçoivent par