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LETTRES PARISIENNES (1838).

toire de M. de S…, arrivée il y a deux ans, s’est, dit-on, renouvelée plusieurs fois cette année ; comme nous ne pouvons pas vous raconter l’histoire de M. de S…, c’est comme si nous ne disions rien. Malgré les plaisants récits que l’on nous fait, nous défions toutes les histoires du bal de l’Opéra de valoir jamais celle d’un célèbre académicien intrigué toute la nuit par sa fille, qu’il avait laissée malade dans son lit et qu’il était bien loin de croire si près de lui. Un père ne pas reconnaître sa fille ! direz-vous… Cela est étrange et cependant cela est très-naturel : un père connaît parfaitement le cœur de son enfant, son caractère et ses goûts ; mais il ne connaît jamais complètement son esprit, il est certains aspects qui restent toujours voilés à ses yeux. Un père voit sa fille malheureuse, gaie, inquiète, jalouse même ; mais il ne la voit jamais coquette, et l’on sait quel changement le désir de plaire peut opérer dans les manières d’une femme. On connaît toutes les métamorphoses de la coquetterie : elle fait d’une femme méchante un ange de douceur, elle fait d’une sotte une femme d’esprit, d’une femme politique une beauté langoureuse, d’une pédante en us une étourdie pleine de grâces, d’une mourante de profession une valseuse infatigable, d’une femme bonne et généreuse, enfin, une ingrate, moqueuse et colère…

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

Or le célèbre académicien, qui n’avait jamais vu sa fille coquette, ne la reconnut point ; et il ne pouvait deviner quelle était cette femme si jeune qui savait pourtant tous les événements de sa jeunesse, qui savait si bien ses habitudes, qui savait par cœur tous ses ouvrages, qui lui parlait de ses auteurs favoris, qui le flattait avec tant d’adresse dans ses goûts et jusque dans ses manies. L’académicien était enivré ; accoutumé à plaire aux femmes, ce succès ne l’étonnait point, il avait dans ses souvenirs des aventures qui rendaient celle-ci très-probable. La nuit se passa en conversation, en étonnements, en ravissements ; être si bien compris, cela est si doux ! Vers quatre heures du matin, le charmant domino avoua naïvement qu’il avait faim. On lui offre à souper avec empressement. « J’accepte, dit-il, mais je n’ôterai pas mon masque. — Méchante ! » répond l’académicien. Et l’on soupe gaiement ;