Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
310
LE VICOMTE DE LAUNAY.

et par une attention délicate on choisit les mets qu’il préfère ; On lui prouve que l’on a deviné tous ses goûts et que l’on aime ce qu’il aime. Après souper, il faut partir : « Laissez-moi vous reconduire chez vous, madame. — Non, non, c’est moi, dit-elle, qui veux vous ramener chez vous. Je ne veux pas que vous me connaissiez. » La voiture s’arrête devant la porte de la jolie maison de l’académicien. Il descend à regret, croyant descendre seul ; mais quelle est sa surprise ! le charmant domino l’a suivi ; il le voit, furtif et léger, disparaître dans le corridor ; il veut le rejoindre et soupire tout bas : « Quoi ! madame, tant de bonheur !… » Mais le masque l’interrompt par un grand éclat de rire, et une voix bien connue lui crie du haut de l’escalier : « Bonsoir, papa Je te remercie, je me suis bien amusée… À demain ! » L’académicien désenchanté eut alors recours à cette exclamation classique toujours frénétiquement applaudie dans les reconnaissances de mélodrame : Ma fille ! dit-il avec désespoir, et l’écho du vestibule répondit : Ta fille !

Les bals de la Renaissance ont été cette année de véritables bals Musard, car Musard a donné son nom à toutes les fêtes qui rivalisent avec lui. C’est un des malheurs du génie, il fait la gloire de ses plagiaires et la fortune de ses rivaux, bien heureux encore quand ceux-ci ne le calomnient pas après l’avoir pillé. Bien heureux Musard si Julien ne le traite pas encore d’immoral ! aujourd’hui c’est assez l’usage. Un homme invente une chose qui réussit, vite on l’appelle charlatan, et puis on lui prend son idée… On ne vit plus aux dépens de ceux que l’on flatte, mais de ceux que l’on calomnie.

À propos, on nous écrit d’Allemagne : « La cour de Goritz, en apprenant la mort de madame la duchesse de Wurtemberg, a aussitôt pris le deuil. Un service funèbre a été ordonné. » — Quelle différence ! Ici des intrigues, là-bas des prières ! et quelle leçon pour tout le monde : pour ceux qui n’ont point porté le deuil de Charles X et pour celles qui choisissaient leurs robes roses, hier, quand toute la France pleurait ! Un jour, on ne voudra pas croire que, dans ce pays que l’on appelle généreux, deux partis desséchés par une politique misérable ont eu le courage de refuser leurs larmes à ces deux morts si sacrés : un vieux roi proscrit et une jeune princesse de génie !