Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
459
LETTRES PARISIENNES (1840).

quelquefois perché sur une mauvaise chaise pendant cent cinquante soirées, jouer vingt mille fois peut-être les mêmes airs, respirer pendant huit mortelles heures le même air empesté de truffes et de musc, quelquefois d’ail et de tabac, car les bals populaires sont aujourd’hui les plus harmonieux ! Le crin-crin, dont riaient nos pères, n’existe plus dans Paris. Le peuple-roi ne s’arrangerait plus de ses accords économiques ; il lui faut de la vraie musique, de solides musiciens, des basses, des contre-basses, des galoubets ; il lui faut surtout le brillant cornet à pistons. Il est connaisseur, il exige pour ses plaisirs tout ce qu’il y a de mieux, et quand par hasard l’orchestre est mauvais, il le jette par la fenêtre, et des instruments faux qui ont offensé ses oreilles il se fait des armes terribles avec lesquelles il châtie les musiciens. Aussi les bals de la barrière sont-ils célèbres maintenant par leur mélodie, et il n’est pas rare de voir les passants s’arrêter sous les fenêtres de quelque restaurateur fameux, pour écouter les airs charmants joués par un Tolbecque de faubourg dans une noce d’ouvriers. À dire vrai, tous les orchestres sont bons maintenant à Paris, excepté celui de l’Opéra.

Le bal costumé qui doit avoir lieu chez M. Thorn est toujours la grande occupation du moment ; il lutte victorieusement dans les conversations avec la crise ministérielle. Pour être admis à cette fête, le déguisement est de rigueur. On allait même jusqu’à soutenir que messieurs les ambassadeurs iraient en uniforme ; mais l’un d’eux a répondu avec beaucoup de convenance que son uniforme n’était pas un déguisement. En effet, le mélange aurait été plaisant, et le récit de cette soirée aurait offert des contrastes piquants. On aurait dit : « M. un tel était en postillon de Longjumeau, et son frère en lieutenant général ; madame une telle était en bergère et son mari était en pair de France ; mademoiselle de *** était en Chinoise et son père en conseiller d’État. » Il a donc été décidé que les graves personnages, c’est-à-dire les ambassadeurs, les ministres et les hommes mariés seraient admis en frac ; mais pour les autres, c’est-à-dire pour les célibataires, on est impitoyable ; ceux-là ne pourront entrer que déguisés, tous sans exception. L’alternative est cruelle. Nous connaissons un