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LE VICOMTE DE LAUNAY.

à votre domestique, il entr’ouvre la porte de sa loge, un froid glacial y pénètre subitement ; eh bien, ce froid glacial ne le réveille pas !

S’il a commis quelque grave erreur (les erreurs d’un portier sont bien dangereuses), si vous êtes victime de quelque irréparable oubli, si vous vous plaignez avec énergie, il se défend, il se fâche, il s’indigne, il vous accuse d’injustice ; mais sa propre colère ne le réveille pas ; vos reproches violents ne le corrigeront point. Il dort, regardez-le ; il dort, il rêve que vous le grondez. Vos menaces sont inutiles ; vous n’êtes pour lui qu’un cauchemar.

Les femmes de chambre, après les portiers, offrent les plus curieux phénomènes du somnambulisme. Ne pouvant dormir jamais, elles ont pris le parti de dormir toujours. Depuis un mois elles coiffent leur maîtresse en dormant, elles l’habillent en dormant. Avec un instinct merveilleux, elles vont chercher les yeux fermés tous les charmants objets qui composent une élégante parure, et elles ne se trompent jamais ; ce sont des somnambules sincèrement lucides : elles ne confondent point le turban des concerts avec la couronne du bal. Elles doivent aux excès du carnaval une intelligence surnaturelle ; elles agissent avec une précision merveilleuse, elles marchent ou plutôt elles glissent dans les corridors comme des ombres ; le flambeau qu’elles portent ne tremble point dans leur main, et, chose étrange, elles ne mettent pas le feu à la maison ; mais dans cet état elles parlent peu, elles écoutent mal, elles ne comprennent rien et elles oublient tout. Les ordres que vous leur avez donnés hier ne servent pas aujourd’hui. Si vous leur demandez pourquoi elles n’ont pas fait telle ou telle chose, elles vous répondront hardiment : « Madame ne m’en avait rien dit. » Il faut leur pardonner, c’est un des effets de l’extase magnétique. Les somnambules n’ont point de mémoire ; toute faculté extraordinaire se paye par un sacrifice ; il ne leur est permis de savoir qu’à la condition d’oublier.

Nous devons vous parler aussi d’une troisième espèce de somnambules, des musiciens qui composent les orchestres de bal pendant le carnaval. Ô les malheureux ! que leur supplice nous fait pitié ! Quel métier pénible : être assis à l’étroit et