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LETTRES PARISIENNES (1840).

homme qui, après de longues méditations, trouve une sublime idée ; il a été victime de cette idée, et martyr de toutes façons. Il n’est pas sur la terre un supplice pareil à celui d’un inventeur inspiré, convaincu, enthousiaste, possesseur d’une découverte immense, capable de changer la face du monde, et qui ne peut faire comprendre au monde cette découverte ; d’un homme qui a fait une trouvaille dont on ne veut point reconnaître l’importance, d’un homme qui offre un trésor que personne ne daigne seulement regarder ! Alors cet enthousiasme comprimé devient de la folie, cette activité sans emploi devient de la monomanie. On ne possède pas impunément une grande idée. En poésie, en politique, en industrie, les idées sont comme les femmes en amour… on les poursuit avec ardeur jusqu’au jour où ce sont elles qui vous poursuivent avec passion. Une idée qu’on a trouvée est comme une femme qu’on a séduite, elle ne vous laisse plus de repos. Hier vous la cherchiez, c’est elle aujourd’hui qui vous cherche ; vous ne pouvez l’abandonner. Une seule chose, une seule, peut vous délivrer de la femme et de l’idée, c’est l’infidélité ; qu’un autre s’empare d’elle, et vous êtes libre. Mais qui voudrait de la liberté à ce prix ? Eh bien, Fourier a été pendant de longues années la proie de l’idée sublime qu’il avait trouvée. D’abord il l’a aimée pour elle-même, et il a vécu de l’espoir de la réaliser ; puis les obstacles sont venus, que disons-nous, les obstacles ? les impossibilités. Alors l’idée méconnue s’est révoltée, elle est devenue acariâtre et maussade comme une femme qu’on tient prisonnière et qui s’ennuie ; il a fallu s’occuper d’elle malgré tout. Or il n’y a qu’un moyen de s’occuper d’une idée qu’on ne peut mettre à exécution, c’est de la fausser et de la compliquer ; de même qu’il n’y a qu’un moyen de s’occuper d’une femme qu’on ne peut mener au bal ni au spectacle, c’est de lui chercher querelle et de la tourmenter. Fourier s’occupa donc de travailler son idée, et sous prétexte de la compléter et de la perfectionner, il la dénatura et la détruisit en l’amenant à l’état de système, c’est-à-dire de rêverie et d’absurdité ; car, enfin, qu’est-ce qu’un système ? c’est un tout petit cercle dans lequel on prétend faire entrer le monde. C’est un unique point de vue d’où l’on prétend découvrir l’univers. Causez vingt