Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/210

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pas, que nous serons deux à vous aimer, que vous connaîtrez l’homme aux soins duquel vous me laisserez ! Vous serez doublement chéri par moi et par lui : par lui qui est encore moi, et par moi qui suis tout lui-même.

— Ô Ginevra ! Ginevra ! s’écria le Corse en serrant les poings, pourquoi ne t’es-tu pas mariée quand Napoléon m’avait accoutumé à cette idée, et qu’il te présentait des ducs et des comtes ?

— Ils m’aimaient par ordre, dit la jeune fille. D’ailleurs, je ne voulais pas vous quitter, et ils m’auraient emmenée avec eux.

— Tu ne veux pas nous laisser seuls, dit Piombo ; mais te marier, c’est nous isoler ! Je te connais, ma fille, tu ne nous aimeras plus.

— Élisa, ajouta-t-il en regardant sa femme qui restait immobile et comme stupide, nous n’avons plus de fille, elle veut se marier.

Le vieillard s’assit après avoir levé les mains en l’air comme pour invoquer Dieu ; puis il resta courbé comme accablé sous sa peine. Ginevra vit l’agitation de son père, et la modération de sa colère lui brisa le cœur ; elle s’attendait à une crise, à des fureurs, elle n’avait pas armé son âme contre la douceur paternelle.

— Mon père, dit-elle d’une voix touchante, non, vous ne serez jamais abandonné par votre Ginevra. Mais aimez-la aussi un peu pour elle. Si vous saviez comme il m’aime ! Ah ! ce ne serait pas lui qui me ferait de la peine !

— Déjà des comparaisons, s’écria Piombo avec un accent terrible. Non, je ne puis supporter cette idée, reprit-il. S’il t’aimait comme tu mérites de l’être, il me tuerait ; et s’il ne t’aimait pas, je le poignarderais.

Les mains de Piombo tremblaient, ses lèvres tremblaient, son corps tremblait et ses yeux lançaient des éclairs ; Ginevra seule pouvait soutenir son regard, car alors elle allumait ses yeux, et la fille était digne du père.

— Oh ! t’aimer ! Quel est l’homme digne de cette vie ? reprit-il. T’aimer comme un père, n’est-ce pas déjà vivre dans le paradis ; qui donc sera jamais digne d’être ton époux ?

— Lui, dit Ginevra, lui de qui je me sens indigne.

— Lui ? répéta machinalement Piombo. Qui, lui ?

— Celui que j’aime.

— Est-ce qu’il peut te connaître encore assez pour t’adorer ?

— Mais, mon père, reprit Ginevra éprouvant un mouvement