Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/272

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sentiment vrai. Quand, aux interrogations sagaces de son compagnon, la jeune fille répondait par une effusion de cœur que les classes inférieures prodiguent sans y mettre de réticences comme les gens du grand monde, la figure du monsieur noir s’animait et semblait renaître ; sa physionomie perdait par degrés la tristesse qui en contractait les traits ; puis, de teinte en teinte, elle prit un air de jeunesse et un caractère de beauté qui rendirent Caroline heureuse et fière. La jolie brodeuse devina que son protecteur était un être sevré depuis long-temps de tendresse et d’amour, de plaisir et de caresses, ou que peut-être il ne croyait plus au dévouement d’une femme. Enfin, une saillie inattendue du léger babil de Caroline enleva le dernier voile qui ôtait à la figure de l’inconnu sa jeunesse réelle et son caractère primitif ; il sembla faire un éternel divorce avec des idées importunes, et déploya la vivacité d’âme que décelait sa figure. La causerie devint insensiblement si familière, qu’au moment où la voiture s’arrêta aux premières maisons du long village de Saint-Leu, Caroline nommait l’inconnu monsieur Roger. Pour la première fois seulement, la vieille mère se réveilla.

— Caroline, elle aura tout entendu, dit Roger d’une voix soupçonneuse à l’oreille de la jeune fille.

Caroline répondit par un ravissant sourire d’incrédulité qui dissipa le nuage sombre que la crainte d’un calcul chez la mère avait répandue sur le front de cet homme défiant. Sans s’étonner de rien, madame Crochard approuva tout, suivit sa fille et monsieur Roger dans le parc de Saint-Leu, où les deux jeunes gens étaient convenus d’aller pour visiter les riantes prairies et les bosquets embaumés que le goût de la reine Hortense a rendus si célèbres.

— Mon Dieu, combien cela est beau ! s’écria Caroline lorsque, montée sur la croupe verte où commence la forêt de Montmorency, elle aperçut à ses pieds l’immense vallée qui déroulait ses sinuosités semées de villages, les horizons bleuâtres de ses collines, ses clochers, ses prairies, ses champs, et dont le murmure vint expirer à l’oreille de la jeune fille comme un bruissement de la mer. Les trois voyageurs côtoyèrent les bords d’une rivière factice, et arrivèrent à cette vallée suisse dont le chalet reçut plus d’une fois la reine Hortense et Napoléon. Quand Caroline se fut assise avec un saint respect sur le banc de bois moussu où s’étaient reposés des rois, des princesses et l’empereur, madame Crochard manifesta le