Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/273

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désir de voir de plus près un pont suspendu entre deux rochers qui s’apercevait au loin, et se dirigea vers cette curiosité champêtre en laissant son enfant sous la garde de monsieur Roger, mais en lui disant qu’elle ne les perdrait pas de vue.

— Eh ! quoi, pauvre petite, s’écria Roger, vous n’avez jamais désiré la fortune et les jouissances du luxe ? Vous ne souhaitez pas quelquefois de porter les belles robes que vous brodez ?

— Je vous mentirais, monsieur Roger, si je vous disais que je ne pense pas au bonheur dont jouissent les riches. Ah ! oui, je songe souvent, quand je m’endors surtout, au plaisir que j’aurais de voir ma pauvre mère ne pas être obligée d’aller par le mauvais temps chercher nos petites provisions, à son âge. Je voudrais que le matin une femme de ménage lui apportât, pendant qu’elle est encore au lit, son café bien sucré avec du sucre blanc. Elle aime à lire des romans, la pauvre bonne femme, eh ! bien, je préférerais lui voir user ses yeux à sa lecture favorite, plutôt qu’à remuer des bobines depuis le matin jusqu’au soir. Il lui faudrait aussi un peu de bon vin. Enfin je voudrais la savoir heureuse, elle est si bonne !

— Elle vous a donc bien prouvé sa bonté ?

— Oh ! oui, répliqua la jeune fille d’un son de voix profond. Puis après un assez court moment de silence pendant lequel les deux jeunes gens regardèrent madame Crochard qui, parvenue au milieu du pont rustique, les menaçait du doigt, Caroline reprit : — Oh ! oui, elle me l’a prouvé. Combien ne m’a-t-elle pas soignée quand j’étais petite ! Elle a vendu ses derniers couverts d’argent pour me mettre en apprentissage chez la vieille fille qui m’a appris à broder. Et mon pauvre père ! combien de mal n’a-t-elle pas eu pour lui faire passer heureusement ses derniers moments ! À cette idée la jeune fille tressaillit et se fit un voile de ses deux mains. — Ah ! bah, ne pensons jamais aux malheurs passés, dit-elle en essayant de reprendre un air enjoué. Elle rougit en s’apercevant que Roger s’était attendri, mais elle n’osa le regarder.

— Que faisait donc votre père, demanda-t-il.

— Mon père était danseur à l’Opéra avant la révolution, dit-elle de l’air le plus naturel du monde, et ma mère chantait dans les chœurs. Mon père, qui commandait les évolutions sur le théâtre, se trouva par hasard à la prise de la Bastille. Il fut reconnu par quelques-uns des assaillants qui lui demandèrent s’il ne dirigerait pas bien une attaque réelle, lui qui en commandait de feintes au