Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/237

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ESSAIS
DE MORALE ET DE POLITIQUE[1].



1. — De la vérité.


Qu’est-ce que la vérité ? Disait Pilate ironiquement et sans vouloir entendre la réponse. On ne voit que trop de gens qui se plaisent dans une sorte de vertige, et qui, regardant comme un esclavage la nécessité d’avoir des opinions et des principes fixes, veulent jouir d’une entière liberté dans leurs pensées ainsi que dans leurs actions. Cette secte de philosophes qui faisaient profession de douter de tout, est éteinte depuis longtemps, mais on trouve encore assez d’esprits vagues et incertains qui semblent être atteints de la même manie, mais sans avoir autant de nerf et de substance que ces anciens sceptiques. Cependant, ce qui a accrédité et consacré tant de mensonges, ce ne sont ni les difficultés qu’il faut surmonter pour découvrir la vérité, mais le travail opiniâtre qu’exige cette recherche, ni cette espèce de joug qu’elle semble imposer à l’esprit quand on l’a trouvée, mais un amour naturel, quoique dépravé, pour le mensonge. Même parmi les philosophes les plus modernes de l’école grecque, il en est un qui s’est spécialement occupé de cette question, et qui a, en vain, cherché pourquoi les hommes ont une prédilection si marquée pour le mensonge, lorsqu’il ne leur procure ni plaisir, comme ceux des poètes, ni profit, comme ceux des marchands, mais semblent l’aimer pour lui-même. Pour moi, je dirais de même, qu’un jour trop éclatant est moins favorable aux illusions du théâtre que la lumière plus faible des bougies et des flambeaux. De même, la vérité dans tout son éclat est aussi moins favorable aux prestiges, à l’étalage et à la pompe théâtrale de ce monde que sa lumière un peu adoucie par le mensonge. La vérité, toute précieuse qu’elle parait, n’a peut-être qu’un prix comparable à celui d’une perle que le grand jour fait valoir, et non égal à celui d’un brillant ou d’une escarboucle qui joue davantage aux lumières. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux qu’un peu de fiction alliée avec la vérité ne fasse

  1. Publiés d’abord en anglais par Bacon, en 1597, puis en latin, en 1625 avec des additions considérables. FD