Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/238

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toujours plaisir. Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisants et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce serait peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancolie et au découragement. Un des plus grands docteurs de l’Église (dont la sévérité nous paraît toutefois un peu outrée) qualifie la poésie de vin des démons, parce que les illusions dont elle remplit l’imagination occasionnent une sorte d’ivresse, et cependant la poésie n’est encore que l’ombre du mensonge. Mais le mensonge vraiment nuisible, ce n’est pas celui qui effleure l’esprit humain et qui ne fait, pour ainsi dire, qu’y passer, mais celui qui y pénètre plus profondément et qui s’y fixe, en un mot celui dont nous pallions d’abord. Quelque idée que les hommes puissent se faire du vrai et du faux dans la dépravation de leurs jugements et de leurs affections, la vérité, qui est seule juge d’elle-même, nous apprend que la recherche, la connaissance et le sentiment de la vérité, qui en sont comme le désir, la vue et la jouissance, sont le plus grand bien qui puisse être accordé à l’homme. La première chose que Dieu créa dans les jours de la formation de l’univers ce fut la lumière des sens, et la dernière, celle de la raison mais son œuvre perpétuelle, œuvre propre au jour du sabbat, c’est l’illumination même de l’esprit humain. D’abord il répandit la lumière sur la surface de la matière ou du chaos, puis sur la face de l’homme qu’il venait de former, enfin il répand éternellement la lumière la plus pure et la plus vive dans les âmes des élus Lucrèce, ce poète qui a su donner quelque relief à la dernière et à la plus dégradante de toutes les sectes, n’a pas laissé de dire avec l’élégance qui lui est propre « Un plaisir assez doux, c’est celui d’un homme qui, du haut d’un rocher ou il est tranquillement assis, contemple un vaisseau battu par la tempête. C’en est un également doux de voir d’une tour élevée deux armées se livrant bataille dans une vaste plaine, et la victoire incertaine passant de l’une à l’autre alternativement. Mais il n’est point de plaisir comparable à celui du sage qui, des hauteurs de la vérité (hauteurs qu’aucune autre ne commande et où règne perpétuellement un air aussi pur que serein), abaisse ces tranquilles regards sur les opinions mensongères et les tempêtes des passions humaines, » pourvu toutefois, devait-il ajouter, qu’un tel spectacle n’excite en nous qu’une indulgente commisération et non l’orgueil ou le dédain. Certes, tout mortel qui, animé du feu divin de la charité et reposant sur le sein de la Providence, n’a d’autre pôle, d’autre pivot que la vérité, à de ce monde un avant-goût de la céleste béatitude.

Actuellement, si nous passons de la vérité philosophique ou théo-