Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/397

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DE LA SAGESSE DES ANCIENS. I. — Cassandre, ou de l’excessive liberté dans les discours.

Cassandre, selon les poètes, fut aimée d’Apollon, et, tout en éludant les désirs de ce dieu, elle ne laissa pas d’entretenir ses espérances, jusqu’à ce qu’elle eût extorquée de lui le don de la divination (la faculté de prédire l’avenir); mais sitôt qu’elle fut en possession de ce qu’elle avait voulu obtenir par cette longue dissimulation, elle rejeta toutes ses prières et le rebuta ouvertement. Le dieu, ne pouvant révoquer le don qu’il lui avait fait, mais indigné d’avoir été joué par cette femme artificieuse, et brûlant du désir de se venger, y joignit une condition qui en fit pour elle un vrai châtiment ; car, en lui laissant la faculté de prédire avec justesse, il lui ôta celle de persuader: en sorte que, depuis cette époque, malgré la vérité de ces prédictions, personne n’y ajoutait foi; disgrâce qu’elle éprouva dans une infinité d’occasions, et surtout relativement à la ruine de sa patrie, qu’elle avait su prédire sans que personne eût daigné l’écouter ou la croire.

Cette fable parait avoir été imaginée pour montrer l’inutilité des conseils les plus sages, donnés avec une généreuse liberté, mais mal à propos et sans les ménagements nécessaires. Elle semble désigner ces individus d’un caractère âpre, difficile et opiniâtre, qui ne veulent point se soumettre à Apollon ou au dieu de l’harmonie, ne prenant ni le ton, ni le mode, ni la mesure des personnes et des choses (qui dans leurs discours ne savent régler ni leur ton ni leur style sur la disposition des auditeurs) ; en un mot, qui ne savent point chanter sur un ton pour les oreilles savantes et sur un autre ton pour les oreilles novices, qui enfin semblent ignorer qu’il est un temps pour parler et un temps pour se taire: car quoique les gens de ce caractère aient toutes les connaissances et toute l'énergie requises pour donner un conseil salutaire et courageux. Cependant, malgré tous leurs talents et tout leur zèle, comme ils manquent de la dextérité nécessaire pour manier les esprits, rarement ils réus-