Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/413

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son troupeau, parce que l’immensité des choses, envisagée avec les structures communes et les formes ordinaires des espèces, présente la matière dans un état de parfaite liberté, et pour ainsi dire le troupeau des combinaisons les plus faciles. Mais si un ministre de la nature, éclairé et guidé par le génie, prend peine à lui faire une sorte de violence et à la tourmenter de toutes les manières, comme s’il avait le dessein formel de l’anéantir; alors la matière, résistant à toutes ces forces qu’il emploie contre elle (car elle ne peut être vraiment anéantie que par la toute-puissance divine), et faisant effort pour se dégager de ses liens, se tourne en tout sens pour s’échapper, subit les plus étranges métamorphoses, et prend successivement une infinité de formes différentes, en sorte qu’alors, après avoir parcouru toutes les combinaisons, tous les modes, tous les degrés, toutes les nuances, et en quelque manière fait le cercle, elle semble revenir à son premier état si l’on continue à lui faire violence. Or, la plus sûre méthode pour la resserrer et la lier ainsi, c’est de lui mettre pour ainsi dire des menottes, c’est-à-dire d’employer les moyens extrêmes (le maximum et le minimum dans chaque genre d’opération). Cette partie de la fable, qui suppose que Protée est devin et connaît tout à la fois le passé, le présent et l’avenir, est parfaitement conforme à la nature même de la matière; or il est évident que tout homme qui connaîtrait les passions, les appétits et les procédés primitifs de la matière (les forces primordiales et les opérations primitives et intimes de la matière) aurait par cela seul une connaissance générale et sommaire des faits passés, présents et futurs, quoiqu’une telle connaissance ne put s’étendre aux faits particuliers et individuels.

XII. — Memnon, ou l’homme précoce.

Memnon, disent les poètes, était fils de l’Aurore. Il se faisait remarquer par la beauté de ses armes ; devenu célèbre par le vent de la faveur populaire, et encouragé par les vains applaudissements de la multitude, il partit pour la guerre de Troie. Mais, comme il aspirait avec trop de précipitation et de témérité à se faire un grand nom, ayant osé combattre Achille, le plus courageux et le plus fort des Grecs, il fut vaincu et tué. Jupiter, affligé de la mort prématurée de ce guerrier, et déplorant son sort, envoya à ses funérailles une infinité d’oiseaux pour accompagner le corps et l’honorer par des chants qui avaient je ne sais quoi de lugubre et de plaintif. On lui érigea dans la suite une statue qui, lorsqu’elle était frappée des rayons du soleil, rendait aussi des sons plaintifs.

Cette fable paraît désigner les jeunes hommes de grande espé-