Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/412

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avait mérité la qualification de trois fois grand, car il connaissait non seulement l’avenir, mais même le passé et le présent; en sorte qu’outre la divination, art où il excellait, il était en état de débrouiller le chaos des plus hautes antiquités, et de dévoiler tous les secrets de la nature. Il faisait son séjour dans une caverne immense, où il se retirait vers le milieu du jour pour y compter son troupeau d’animaux marins; après quoi il se livrait au sommeil. Ceux qui voulaient le consulter ne pouvaient tirer aucune réponse de lui qu’en le garrottant très étroitement; le vieillard alors faisait tous ses efforts pour se dégager de ses liens, et subissait une infinité de métamorphoses : il se changeait en feu, en fleuve, en différentes espèces d’animaux; mais si l’on tenait ferme, il reprenait enfin sa première et sa véritable forme.

Le sens de cette fable paraît s’appliquer aux secrets de la nature et aux différentes espèces de modes, de qualités ou de conditions de la matière; car le personnage de Protée représente la matière même, qui est dans l’univers ce qu’il y a de plus ancien après Dieu. Or la matière habite pour ainsi dire sous la concavité des cieux comme sous la voûte d’une caverne. Il est dit que Protée est serviteur et sujet de Neptune, parce que toute opération, toute distribution et tout emploi de la matière se fait principalement par le moyen des fluides. Le troupeau de Protée paraît n’être autre chose que l’image des espèces ordinaires d’animaux, de plantes et de minéraux, où la matière paraît se répandre et en quelque manière s’épuiser; en sorte qu’après avoir complètement formé ces espèces elle semble dormir, ou se reposer, et n’être plus tentée d’en former d’autres ou de préparer leur formation : voilà ce que signifie cette partie de la fable qui dit que Protée compte son troupeau et se livre ensuite au sommeil. Il est dit qu’il fait cette opération vers le midi, et non vers l’aurore ou vers le soir, c’est-à-dire dans le temps où la matière est suffisamment préparée, élaborée, et pour ainsi dire mûrie, pour former et faire éclore les espèces; temps qui tient le milieu entre celui où se forment les simples ébauches de ces espèces et celui où elles dégénèrent. Or ce temps, comme l’histoire sacrée en fait foi, fut celui même de la création; car alors, par la force de cette parole divine : « Qu’elle produise, » la matière à l’ordre du Créateur, au lieu de faire ses circuits et essais ordinaires, exécuta du premier coup l’opération finale. « Il dit et, la matière coulant à l'instant dans tous les moules en même temps, les espèces furent formées, et l’univers entier fut moulé d’un seul jet ». La fable suppose Protée dégagé de ses liens et parfaitement libre avec