Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sons nous-même, elles s’appliquent également à ceux qui doivent continuer ce que nous commençons, car notre méthode d’invention dans les sciences rend tous les esprits presque égaux et laisse bien peu d’avantage à la supériorité du génie. Ainsi, nos découvertes en ce genre (comme nous l’avons souvent dit) sont plutôt l’effet d’un certain bonheur qu’une preuve de talent, et plutôt un fruit du temps qu’une production du génie, vu qu’à certains égards il n’y a pas moins de hasard dans les pensées de l’homme que dans ses œuvres et dans ses actions.

CXXIII Ainsi nous dirons de nous ce que disait de lui-même, assez plaisamment, un orateur d’Athènes[1] : « Il est impossible, ô Athéniens disait-il, que deux orateurs, dont l’un boit du vin et l’autre ne boit que de l’eau, soient précisément du même avis. » Or les autres hommes, tant anciens que modernes, n’ont bu dans les sciences qu’une liqueur crue et semblable à une eau qui découlerait naturellement de l’esprit humain, ou qu’ils en tiraient à l’aide de la dialectique, à peu près comme celle qu’on tue d’un puits à l’aide de certaines roues ; mais nous, nous buvons et nous offrons, en leur portant une santé, une liqueur extraite de raisins bien mûrs et cueillis à temps, choisis avec soin, puis suffisamment foulés, enfin clarifiés et purifiés dans un vase convenable. Ainsi nous ne pouvons, eux et nous, être parfaitement d’accord.

CXXIV. On ne manquera pas non plus de tourner contre nous certaine objection que nous faisons aux autres touchant le but ou la fin des sciences, et l’on dira que celle que nous marquons n’est pas la plus utile, la véritable. La pure contemplation de la vérité, ajoutera-t-on, est une occupation qui semble plus noble et plus relevée que l’exécution la plus utile et la plus grande ; ce séjour si long et si inquiet dans l’expérience, dans la matière, dans cette multitude immense et si diversifiée de faits particuliers, tient, pour ainsi dire, l’esprit attaché à la terre, ou plutôt le précipite dans un abîme de troubles et de confusions, et il le tire de l’état de calme et de sérénité que lui procure la philosophie abstraite, et qui semble approcher davantage de celui de la divinité. Cette objection est tout à fait conforme à notre propre sentiment. Cette fois, enfin, nous sommes d’accord ce qu’ils entendent par la comparaison de ces deux états, et ce qu’ils désirent, est précisément ce que nous avons en vue, et ce que nous voulons faire avant tout, car, au fond, quel est notre but ? C’est de tracer dans l’esprit humain une image, une copie de l’univers, mais de l’univers tel qu’il est, et non tel que l’imagine celui-ci ou celui-là, d’après les sug-

  1. Philocrate, qui avait pour adversaire Démosthène.