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XIII
LA VIE DE SPINOZA.

grande pauvreté qu’il n’eût pu faire plus de dépense s’il l’eût voulu ; assez de gens lui offraient leur bourse et toute sorte d’assistance ; mais il était fort sobre naturellement et aisé à contenter, et ne voulait pas avoir la réputation d’avoir vécu, même une seule fois, aux dépens d’autrui. Ce que j’avance de sa sobriété et de son économie se peut justifier par différents petits comptes qui se sont rencontrés parmi les papiers qu’il a laissés. On y trouve qu’il a vécu un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et d’un pot de bière d’un sou et demi ; un autre jour il n’a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous et demi. Dans ces mêmes comptes il n’est fait mention que de deux demi-pintes de vin tout au plus par mois ; et quoiqu’on l’invitât souvent à manger, il aimait pourtant mieux vivre de ce qu’il avait chez lui, quelque peu de chose que ce fût, que de se trouver à une bonne table aux dépens d’un autre.

C’est ainsi qu’il a passé ce qui lui restait de vie chez son dernier hôte pendant un peu plus de cinq ans et demi. Il avait grand soin d’ajuster ses comptes tous les quartiers, ce qu’il faisait afin de ne dépenser justement ni plus ni moins que ce qu’il avait à dépenser chaque année. Et il lui est arrivé quelquefois de dire à ceux du logis qu’il était comme le serpent qui forme un cercle la queue dans la bouche, pour leur marquer qu’il ne lui restait rien de ce qu’il avait pu gagner pendant l’année. Il ajoutait que ce n’était pas son dessein de rien amasser que ce qui serait nécessaire pour être enterré avec quelque bienséance, et que, comme ses parents ne lui avaient rien laissé, ses proches et ses héritiers ne devaient pas s’attendre non plus de profiter beaucoup de sa succession.

SA PERSONNE ET SA MANIÈRE DE S’HABILLER.

À l’égard de sa personne, de sa taille et des traits de son visage, il y a encore bien des gens à la Haye qui l’ont vu et connu particulièrement. Il était de moyenne taille ; il avait les traits du visage bien proportionnés, la peau un peu noire, les cheveux frisés et noirs, et les sourcils longs et de même couleur, de sorte qu’à sa mine on le reconnaissait aisément pour être descendu de juifs