Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/47

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appellent Herem [1], se commence par allumer quantité de bougies noires, et par ouvrir le tabernacle, où sont gardés les livres de la Loi. Après, le chantre, dans un lieu un peu élevé, entonne d’une voix lugubre les paroles d’exécration, pendant qu’un autre chantre embouche un cor [2], et qu’on renverse les bougies pour les faire tomber goutte à goutte dans une cuve pleine de sang, à quoi le peuple, animé d’une sainte horreur et d’une rage sacrée à la vue de ce noir spectacle, répond Amen d’un ton furieux et qui témoigne le bon office qu’il croirait rendre à Dieu, s’il déchirait l’excommunié, ce qu’il ferait sans doute, s’il le rencontrait en ce temps-là, ou en sortant de la synagogue.

Sur quoi il est à remarquer que le bruit du cor, les bougies renversées et la cuve pleine de sang, sont des circonstances qui ne s’observent qu’en cas de blasphème, que hors de cela on se contente de fulminer l’excommunication, comme il se pratiqua à l’égard de M. de Spinoza, qui n’était pas convaincu d’avoir blasphémé, mais d’avoir manqué de respect et pour Moïse et pour la Loi.

L’excommunication est d’un tel poids parmi les juifs que les meilleurs amis de l’excommunié n’oseraient lui rendre le moindre service, ni même lui parler sans tomber dans la même peine. Aussi ceux qui redoutent la douceur de la solitude et l’impertinence du peuple aiment mieux essuyer toute autre peine que l’anathème.

M. de Spinoza, qui avait trouvé un asile où il se croyait à couvert des insultes des juifs, ne pensait plus qu’à s’avancer dans les sciences humaines, où, avec un génie aussi excellent que le sien, il n’avait garde qu’il ne fît en fort peu de temps un progrès très-considérable. Cependant les juifs, tout troublés et confus d’avoir manqué leur coup et de voir que celui qu’ils avaient résolu de perdre fût hors de leur puissance, le chargèrent d’un crime dont ils n’avaient pu le convaincre. Je parle des juifs en général ; car quoique ceux qui vivent de l’autel ne pardonnent jamais, cependant je n’oserais dire que Morteira et ses collègues fussent les seuls accusateurs en cette occasion. S’être soustrait à leur juridiction et subsister sans leur secours, c’étaient deux crimes qui leur semblaient irrémissibles. Morteira surtout ne pouvait goûter, ni souffrir que son disciple et lui demeurassent dans la même ville, après l’affront qu’il croyait en avoir reçu. Mais comment faire pour l’en chasser ? Il n’était pas chef de la ville, comme il l’était de la synagogue ; cependant la malice est si puissante, à l’ombre d’un faux zèle, que ce vieillard en vint à bout. Voici comment il s’y prit. Il se fit escorter par un rabbin de même trempe, et alla trouver les magistrats, auxquels il représenta que s’il avait excommunié M. de Spinoza, ce n’était pas pour des raisons communes, mais pour des blasphèmes exécrables contre Moïse et contre Dieu. Il exagéra l’imposture par toutes les raisons qu’une sainte haine suggère à un cœur irréconciliable, et demanda pour conclusion que l’accusé fût banni d’Amsterdam.

À voir l’emportement du rabbin, et avec quel acharnement il déclamait contre son disciple, il était aisé de juger que c’était moins un

  1. Ce mot hébreu signifie séparation.
  2. Ou un cornet appelé en hébreu sophar.