Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/48

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pieux zèle qu’une secrète rage qui l’excitait à se venger. Aussi les juges qui s’en aperçurent, cherchant à éluder leurs plaintes, les renvoyèrent aux ministres.

Ceux-ci, ayant examiné l’affaire, s’y trouvèrent embarrassés. De la manière dont l’accusé se justifiait, ils n’y remarquaient rien d’impie ; d’autre part, l’accusateur était rabbin, et le rang qu’il tenait les faisait souvenir du leur. Tellement que, tout bien considéré, ils ne pouvaient consentir à absoudre un homme que leur semblable voulait perdre, sans outrager le ministère ; et cette raison, bonne ou mauvaise, leur fit donner leur conclusion en faveur du rabbin. Tant il est vrai que les ecclésiastiques de quelque religion qu’ils soient, gentils, juifs, chrétiens, mahométans, sont plus jaloux de leur autorité que de l’équité et de la vérité, et qu’ils sont tous animés du même esprit de persécution.

Les magistrats, qui n’osèrent les dédire, pour des raisons qu’il est aisé de deviner, condamnèrent l’accusé à un exil de quelques mois.

Par ce moyen le rabbinisme fut vengé : mais il est vrai que ce fut moins par l’intention directe des juges, que pour se délivrer des crieries importunes des plus fâcheux et des plus incommodes de tous les hommes. Au reste, tant s’en faut que cet arrêt fût préjudiciable à M. de Spinoza qu’au contraire il seconda l’envie qu’il avait de quitter Amsterdam.

Ayant appris les humanités, ce qu’un philosophe en doit savoir, il songeait à se dégager de la foule d’une grande ville, lorsqu’on le vint inquiéter. Ainsi ce ne fut point la persécution qui l’en chassa, mais l’amour de la solitude, où il ne doutait point qu’il ne trouvât la vérité.

Cette forte passion, qui lui donnait peu de relâche, lui fit quitter avec joie la ville qui lui avait donné la naissance, pour un village appelé Rhinburg [1], où, éloigné de tous les obstacles qu’il ne pouvait vaincre que par la fuite, il s’adonna entièrement à la philosophie. Comme il y avait peu d’auteurs qui fussent de son goût, il eut recours à ses propres méditations, étant résolu d’éprouver jusqu’où elles pouvaient aller ; en quoi il a donné une si haute idée de son esprit qu’il y a assurément peu de personnes qui aient pénétré aussi avant que lui dans les matières qu’il a traitées.

Il fut deux ans dans cette retraite, où quelque précaution qu’il prît pour éviter tout commerce avec ses amis, ses plus intimes l’y allaient voir de temps en temps, et ne le quittaient qu’avec peine.

Ses amis, dont la plupart étaient cartésiens, lui proposaient des difficultés qu’ils prétendaient ne pouvoir se résoudre que par les principes de leur maître. M. de Spinoza les désabusa d’une erreur où les savants étaient alors, en les satisfaisant par des raisons tout opposées. Mais admirez l’esprit de l’homme et la force des préjugés : ces amis retournés chez eux faillirent à se faire assommer, en publiant que M. Descartes n’était pas le seul philosophe qui méritât d’être suivi.

La plupart des ministres, préoccupés de la doctrine de ce grand

  1. À une lieue de Leyde.