Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/51

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Il avait un si grand penchant à ne rien faire pour être regardé ou admiré du peuple, qu’il recommanda en mourant de ne pas mettre son nom à sa Morale, disant que ces affectations étaient indignes d’un philosophe. Sa renommée s’étant tellement répandue que l’on en parlait dans les cercles, M. le prince de Condé, qui était à Utrecht au commencement des dernières guerres, lui envoya un sauf-conduit avec une lettre obligeante, pour l’inviter à l’aller voir.

M. de Spinoza avait l’esprit trop bien tourné et savait trop ce qu’il devait aux personnes d’un si haut rang pour ignorer en cette rencontre ce qu’il devait à Son Altesse. Mais ne quittant jamais sa solitude que pour y rentrer bientôt après, un voyage de quelques semaines le tenait en suspens. Enfin, après quelques remises, ses amis le déterminèrent à se mettre en chemin ; pendant quoi, un ordre du roi de France ayant appelé M. le prince ailleurs, M. de Luxembourg, qui le reçut en son absence, lui fit mille caresses et l’assura de la bienveillance de Son Altesse.

Cette foule de courtisans n’étonna point notre philosophe. Il avait une politesse plus approchante de la cour que d’une ville de commerce, à laquelle il devait sa naissance, et dont on peut dire qu’il n’avait ni les vices ni les défauts.

M. le prince, qui voulait le voir, mandait souvent qu’il l’attendît. Les curieux qui l’aimaient, et qui trouvaient toujours en lui de nouveaux sujets de l’aimer, étaient ravis que Son Altesse l’obligeât de l’attendre.

Après quelques semaines, M. le prince ayant mandé qu’il ne pouvait retourner à Utrecht, tous les curieux d’entre les Français en eurent du chagrin ; car, malgré les offres obligeantes que lui fit M. de Luxembourg, notre philosophe prit aussitôt congé d’eux, et s’en retourna à la Haye.

Il avait une qualité d’autant plus estimable, qu’elle se trouve fort rarement dans un philosophe, c’est qu’il était extrêmement propre, et qu’il ne sortait jamais qu’on ne vît paraître en ses habits ce qui distingue d’ordinaire un honnête homme d’un pédant.

Ce n’est pas, disait-il, cet air malpropre et négligé qui nous rend savants ; au contraire, poursuivait-il, cette négligence affectée est la marque d’une âme basse où la sagesse ne se trouve point et où les sciences ne peuvent engendrer qu’impureté et que corruption. Non-seulement les richesses ne le tentaient pas, mais même il ne craignait point les suites fâcheuses de la pauvreté. Sa vertu l’avait mis au-dessus de toutes ces choses ; et quoiqu’il ne fût pas fort avant dans les bonnes grâces de la fortune, jamais il ne la cajola, ni ne murmura contre elle. Si sa fortune fut des plus médiocres, son âme en récompense fut des mieux pourvues de tout ce qui fait les grands hommes. Il était libéral dans une extrême nécessité, prêtant de ce peu qu’il avait des largesses de ses amis avec autant de générosité que s’il eût été dans l’opulence. Ayant appris qu’un homme qui lui devait deux cents florins avait fait banqueroute, bien loin d’être ému : Il faut, dit-il en souriant, retrancher de mon ordinaire pour réparer cette petite perte. C’est à ce prix, ajouta-t-il, que s’achète la fermeté.