Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/52

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Je ne rapporte pas cette action comme quelque chose d’éclatant ; mais comme il n’y a rien en quoi le génie paraisse davantage qu’en ces sortes de petites choses, je n’ai pu l’omettre sans scrupule.

Il était aussi désintéressé que les dévots qui crient le plus contre lui le sont peu. Nous avons déjà vu une preuve de son désintéressement, nous allons en rapporter une autre, qui ne lui fera pas moins d’honneur.

Un de ses amis intimes [1], homme aisé, lui voulant faire présent de deux mille florins, pour le mettre en état de vivre plus commodément, il les refusa avec sa politesse ordinaire, disant qu’il n’en avait pas besoin. En effet, il était si tempérant et si sobre [2], qu’avec très-peu de bien il ne manquait de rien. La nature, disait-il, est contente de peu, et quand elle est satisfaite, je le suis aussi. Mais il n’était pas moins équitable que désintéressé, comme on va le voir.

Le même ami, qui lui avait voulu donner deux mille florins, n’ayant ni femme ni enfant, avait dessein de faire un testament en sa faveur, et de l’instituer son légataire universel. Il lui en parla et voulut l’engager à y consentir ; mais, bien loin d’y donner les mains, M. de Spinoza lui représenta si vivement qu’il agirait contre l’équité et contre la nature si, au préjudice d’un propre frère, il disposait de sa succession en faveur d’un étranger, quelque amitié qu’il eût pour lui, que son ami, se rendant à ses sages remontrances, laissa tout son bien à celui qui en devait naturellement être l’héritier [3], à condition toutefois qu’il ferait une pension viagère de cinq cents florins à notre philosophe. Mais admirez encore ici son désintéressement et sa modération : il trouva cette pension trop forte et la fit réduire à trois cents florins. Bel exemple, qui sera peu suivi, surtout des ecclésiastiques, gens avides du bien d’autrui, qui, abusant de la faiblesse des vieillards et des dévotes qu’ils infatuent, non-seulement acceptent sans scrupule des successions au préjudice des héritiers légitimes, mais même ont recours à la suggestion pour se les procurer.

Mais laissons là ces tartufes, et revenons à notre philosophe.

N’ayant point eu de santé parfaite pendant tout le cours de sa vie, il avait appris à souffrir dès sa plus tendre jeunesse ; aussi jamais homme n’entendit mieux cette science que lui. Il ne cherchait de consolation que dans lui-même ; et s’il était sensible à quelque douleur, c’était à la douleur d’autrui. Croire le mal moins rude quand il nous est commun avec plusieurs autres personnes, c’est, disait-il, une grande marque d’ignorance, et c’est avoir bien peu de bon sens que de mettre les peines communes au nombre des consolations.

C’est dans cet esprit qu’il versa des larmes lorsqu’il vit ses concitoyens déchirer leur père commun [4], et quoiqu’il sût mieux qu’homme du monde

  1. M. Simon de Vries.
  2. Il ne dépensait pas six sous par jour l’un portant l’autre, et ne buvait qu’une pinte de vin par mois.
  3. À son frère.
  4. M. de Witt, pensionnaire de Hollande.