Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/55

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ses entretiens un air si engageant et des comparaisons si justes, qu’il faisait insensiblement tomber tout le monde dans son opinion. Il était persuasif, quoiqu’il n’affectât de parler ni poliment, ni élégamment. Il se rendait si intelligible et son discours était si rempli de bon sens, que personne ne l’entendait qui n’en demeurât satisfait.

Ces beaux talents attiraient chez lui toutes les personnes raisonnables, et en quelque temps que ce fût, on le trouvait toujours d’une humeur égale et agréable. De tous ceux qui le fréquentaient, il n’y en avait point qui ne lui témoignassent une amitié particulière ; mais comme il n’est rien de si caché que le cœur de l’homme, on a vu par la suite que la plupart de ces amitiés étaient feintes, ceux qui lui étaient les plus redevables l’ayant traité, sans aucun sujet ni apparent ni véritable, de la manière du monde la plus ingrate.

Ces faux amis, qui l’adoraient en apparence, le déchiraient sous main, soit pour faire leur cour aux puissances qui n’aiment pas les gens d’esprit, soit pour acquérir de la réputation en le chicanant.

Un jour, il apprit qu’un de ses plus grands admirateurs tâchait de soulever le peuple et les magistrats contre lui ; il répondit sans émotion : Ce n’est pas d’aujourd’hui que la vérité coûte cher, ce ne sera pas la médisance qui me la fera abandonner. Je voudrais bien savoir si l’on a jamais vu plus de fermeté, ni une vertu plus épurée ; si jamais aucun de ses ennemis a rien fait qui approche d’une telle modération. Mais je vois bien que son malheur était d’être trop bon et trop éclairé.

Il a découvert à tout le monde ce qu’on voulait tenir caché. Il a trouvé la clef du sanctuaire [1], où l’on ne voyait avant lui que de vains mystères. Voilà pourquoi tout homme de bien qu’il était, il n’a pu vivre en sûreté.

Encore que notre philosophe ne fût pas de ces gens sévères qui considèrent le mariage comme un empêchement aux exercices de l’esprit, il ne s’y engagea pourtant pas, soit qu’il craignît la mauvaise humeur d’une femme, soit qu’il se fût donné tout entier à la philosophie et à l’amour de la vérité.

Outre qu’il n’était pas d’une complexion fort robuste, sa grande application aidait encore à l’affaiblir ; et comme il n’y a rien qui dessèche tant que les veilles, ses incommodités étaient devenues presque continuelles par la malignité d’une petite fièvre lente qu’il avait contractée dans ses méditations. Si bien qu’après avoir langui les dernières années de sa vie, il la finit au milieu de sa course. Ainsi il a vécu quarante-cinq ans ou environ, étant né l’an mil six cent trente-deux, et ayant cessé de vivre le vingt et unième de février de l’année mil six cent septante-sept.

Il était d’une taille médiocre ; il avait les traits du visage bien proportionnés, la peau fort brune, les cheveux noirs et frisés, les sourcils

  1. Allusion au Tractatus theologico-politicus, qui a été traduit en français sous le titre de la Clef du sanctuaire.