Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/13

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de Dieu, lui attribuent des intentions et des actions si indignes du plus grand et du meilleur de tous les êtres, qu’on dirait que ces auteurs ont renoncé en effet au dogme qui reconnaît la justice et la bonté de Dieu. Ils ont cru qu’étant souverain maître de l’univers, il pourrait, sans aucun préjudice de sa sainteté, faire commettre des péchés, seulement parce que cela lui plaît, ou pour avoir le plaisir de punir ; et même qu’il pourrait prendre plaisir à affliger éternellement des innocents, sans faire aucune injustice, parce que personne n’a droit ou pouvoir de contrôler ses actions. Quelques-uns même sont allés jusqu’à dire que Dieu en use effectivement ainsi ; et sous prétexte que nous sommes comme un rien par rapport à lui, ils nous comparent avec les vers de terre, que les hommes ne se soucient point d’écraser en marchant, ou en général avec les animaux qui ne sont pas de notre espèce, que nous ne nous faisons aucun scrupule de maltraiter.

Je crois que plusieurs personnes, d’ailleurs bien intentionnées, donnent dans ces pensées, parce qu’ils n’en connaissent pas assez les suites. Ils ne voient pas que c’est proprement détruire la justice de Dieu ; car quelle notion assignerons- nous à une telle espèce de justice, qui n’a que la volonté pour règle : c’est-à-dire où la volonté n’est pas dirigée par les règles du bien, et se porte même directement au mal ; à moins que ce ne soit la notion contenue dans cette définition tyrannique de Thrasymaque chez Platon, qui disait que juste n’est autre chose que ce qui plaît au plus puissant[1] À quoi reviennent, sans y penser, ceux qui fondent toute l’obligation sur la contrainte, et prennent par conséquent la puissance pour la mesure du droit. Mais on abandonnera bientôt des maximes si étranges, et si peu propres à rendre les hommes bons et charitables par l’imitation de Dieu, lorsqu’on aura bien considéré qu’un Dieu qui se plairait au mal d’autrui ne saurait être distingué du mauvais principe des manichéens, supposé que ce principe fût devenu seul maître de l’univers ; et que, par conséquent, il faut attribuer au vrai Dieu des sentiments qui le rendent digne d’être appelé le bon principe.

Par bonheur ces dogmes outrés ne subsistent presque plus parmi les théologiens ; cependant quelques personnes d’esprit, qui se plaisent à faire des difficultés, les font revivre : ils cherchent à augmenter notre embarras en joignant les controverses que la théologie

  1. Voir la Républ. de Platon, l. I. P. J.