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DANS LA HAUTE-ÉTHIOPIE

sentiment des rapports des droits et des devoirs, et, en troublant la croyance religieuse, ils relâchèrent le dernier lien capable de relier les hommes, que l’intérêt tend trop souvent à désunir.

Tantôt par la ruse, tantôt par la violence, ils désagrégèrent la société et pénétrèrent dans toutes ses parties. Les Empereurs, ne pouvant détruire la famille, la désorganisèrent. Ils se substituèrent à la commune, qu’ils laissèrent subsister de nom, mais comme mécanisme fiscal, et ils firent de même de la province. À l’exemple des Romains, dans la Gaule, ils concentrèrent l’autorité dans les cités : le camp du Polémarque, quoique mobile, prit le nom de Kattama, qui veut dire cité, et les villes furent désignées par un nom qui veut dire paroisse. Comme dans tout gouvernement despotique, de l’aristocratie éthiopienne il ne resta bientôt plus qu’un simulacre représenté par des titres, humiliants pour ceux qui les portaient légitimement, puisqu’ils ne constataient plus que leur déchéance, dégradants pour ceux qui les devaient à la seule volonté du Prince ou à d’autres sources illégitimes.

Le peuple éthiopien a perdu la connaissance des longues et sanglantes vicissitudes de la lutte qu’il a soutenue contre le droit impérial ; mais il en a conservé le sentiment, et, d’accord avec les rares traditionnistes en état de relater aujourd’hui les principales phases de cette sombre histoire, il accuse les clercs d’avoir pris la part la plus importante dans le grand bouleversement social qui a amené sa décadence. Il s’est réfugié dans les mots, recours ordinaire des faibles et des vaincus, et il a converti en injure le mot de Debtera qui signifie clerc, et qui implique aujourd’hui l’idée d’un homme instruit, subtil, mais rusé et le plus souvent voué à l’esprit du mal.