Page:About - Le Fellah, souvenirs d'Egypte, 1883.djvu/340

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le découragement ; il avançait avec une régularité mathématique et se rapprochait du Butterfly à vue d’œil. Notre canot ne pouvait le suivre au large ; on s’arrêta à l’extrémité de la jetée de l’est pour attendre le petit vapeur, et c’est au bout de la lorgnette que la fin du drame nous apparut.

J’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’il me reste à conter, et les témoins ne manqueraient pas au besoin : nous étions douze. Le timonier aperçut ou entendit un homme à la mer ; il lui jeta je ne sais quoi, d’abord sans doute une cage à poulets qui fut dédaignée, puis une corde qui fut bientôt prise. Le turban s’éleva à la hauteur du pont, le corps d’Ahmed, que nous voyions noir et luisant, se couvrit rapidement et fit une tache bleue. L’équipage monta sur la pont, et sans doute aussi les passagers ; on mit en panne. Pendant huit ou dix minutes, deux figures humaines vêtues l’une de bleu, l’autre de blanc, s’entretinrent avec vivacité à l’arrière ; on distinguait des gestes animés, pour ne pas dire violents. La robe bleue s’incline comme pour prendre humblement congé, et s’approche du bordage ; le peignoir blanc ouvre ses bras, les deux taches n’en font plus qu’une. On accourt, il se forme un groupe confus où nous ne reconnaissons plus rien ; puis tout à coup, sur l’ordre d’un commandant invisible, le Butterfly vire de bord et met le cap sur la passe de Port-Saïd.

A ce moment, le canot à vapeur nous ralliait en hâte, ce Monsieur Laroche, cria le mécanicien, est-ce un accident ?

— Un accident heureux, au moins pour quelques années, répondit le jeune philosophe.