Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/10

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la main… trente-cinq sous ! Et le petit rhétoricien de province, si vraiment il éprouve une envie très vive de se pousser, n’hésite point. J’en sais cependant qui, timides et incertains d’eux-mêmes, n’ont pas osé arrêter le cocher maraudeur et lui jeter l’adresse suspendue à leurs lèvres, et sont retournés dans leur pays, médecins, notaires ou avocats, dépouillés des jeunes ambitions que, par vengeance, ils raillent et méprisent maintenant.

Je n’ai point subi pareille timidité, je l’avoue, et, avec cette assurance qui vient beaucoup d’une âme naïve, deux ou trois fois la semaine, le matin de préférence, je m’en fus, enfin délivré des cours de Sorbonne, tirer la sonnette de quelques notoriétés. Comme les académiciens m’effrayaient un peu cependant, je commençais par ceux qui, tout en frisant ou dépassant la quarantaine, étaient alors considérés comme des jeunes. Aimables gloires naissantes, promptes à accueillir avec un sourire bienveillant et une parole d’émotion discrète, cet étudiant mal dégrossi qui s’essayait à une carrière littéraire par quelques visites de politesse… Ainsi je connus M. Tristan Bernard, un jour, vers dix heures du matin, alors que mal réveillé, les pieds perdus dans des pantoufles trop larges, il s’efforçait, pour m’entendre et me répondre, à vaincre son besoin opiniâtre de bâiller ; puis M. Jules Renard, assis, en robe de chambre, les lèvres pincées, le regard aigu, derrière une table chargée de livres ; puis M. Willy, au temps où il habitait rue Jacob et rassemblait chaque dimanche, à dîner, quelques joyeux invités qui avaient donné à leur bruyant et spirituel groupement le titre suggestif de « la Ménagerie » ; puis M. Pierre Veber, doux, railleur et soucieux d’élégance ; puis M. Grosclaude, en pyjama de flanelle blanche rayée de bleu. Je les aimais : ils avaient diverti mes heures solitaires, et celles aussi que je perdais aux conférences latines, grecques et françaises de l’Université, et je le leur disais simplement, et ils étaient contents. Heureuse époque de sincérité ! Je ne songeais point à écrire d’articles sur eux : quel journal d’ailleurs eût accepté ma prose de débutant, ou quelle revue ! Je pensais seulement, en les quittant, que j’avais vu ces hommes, dont l’ironie, parfois sentimentale, avait charmé mon esprit, et