Page:Adam - Voyage autour du grand pin, 1888.djvu/11

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troublée : personne ne vint secourir notre infortune. Je cherchai inutilement à fermer la blessure de ma femme avec mes mains tremblantes. Je perdis la tête, je devins fou, je jurai de me venger.

— C’est le cousin qui m’a frappée, murmura Maria. Il est vivant.

— Je le tuerai pour de bon, moi, répétai-je égaré.

— Non, dit-elle, je ne veux pas que tu guérisses mon assassin de ses remords et que tu te guérisses de ta haine. La vengeance console, et il ne faut pas que tu m’aimes moins dans dix ans qu’aujourd’hui. Jure que tu ne me vengeras pas.

Je jurai le contraire de ce que j’avais juré une minute auparavant. Elle mourut. On me la prit pour l’enterrer. Quelle torture ! Je ne quittais plus le seuil de ma porte, et je restais assis des journées entières à l’endroit où ma femme avait été frappée.

— Tu devrais travailler, me disait ma mère ; le travail calme la douleur. Mais chaque fois qu’avec ma sape ou mon pic je soulevais la terre, il me semblait que j’allais découvrir le corps ensanglanté de ma femme… et je m’éloignais avec désespoir.

Je revis l’assassin de Maria, et j’eus la force de ne pas violer mon dernier serment. .............................

Voici bientôt trente années que j’ai quitté le Tanneron. J’y vais seulement une fois par mois, depuis que les fruits sauvages ne suffisent plus à mon corps affaibli et qu’il me faut du pain.

Le meurtrier de ma femme a vécu sans avoir été aimé, et il est mort misérablement. .............................

J’étais un paysan grossier. Hors ce que m’avait appris l’amour, je ne savais rien au monde, et je vivais dans l’ignorance de toutes choses. Il ne m’était jamais venu à l’esprit d’admirer la nature et de chercher à comprendre ses enseignements. Dans la solitude complète où j’ai vécu, mon éducation s’est faite peu à peu. Il a fallu que les mêmes beautés, que les mêmes voix de la nature eussent un grand nombre de fois frappé mes yeux et mes oreilles avant que l’idée me vînt de regarder et d’écouter.

Mais à force de voir les fleurs éclore sur les hauteurs et dans les précipices, les vagues écumantes bondir sur la mer pareilles à des coursiers aux longues chevelures, la mer s’éclairer aux feux du couchant et l’Estérel s’assombrir ; à force de contempler notre ciel d’azur, nos nuits incomparables, j’ai voulu savoir ce que disaient toutes ces choses, et je le sais aujourd’hui.