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Une demi-heure après, nous laissions le Sans-Peur dans une anse, à la garde de Césaire, et nous gravissions, Marius et moi, le sentier abrupte et nu qui conduit à la Sainte-Baume. Il faisait chaud. À tous moments je m’arrêtais, croyant ne pouvoir aller plus loin. Le patron m’encourageait de son mieux.

Quand j’arrivai près de la grotte, j’étais à bout de forces.

L’ermite, qui m’avait aperçue, vint à ma rencontre, et me fit avec simplicité les honneurs de sa retraite. Il me présenta de l’eau fraîche et des fruits de la montagne.

J’admirai longuement les merveilleuses stalactites qui décorent l’ermitage, et lorsque je me sentis remise de mes fatigues, je priai le vieillard de me conduire dans tous les endroits d’où l’on pouvait embrasser un vaste horizon.

Nous marchâmes en silence. Je contemplais l’infini de la mer.

— C’est un admirable pays que le nôtre, madame, dit tout à coup l’ermite.

— Oui, répliquai-je, mais ceux qui ne l’ont point regardé du haut des montagnes le connaissent à peine.

— Si belles qu’elles puissent être, reprit l’ermite, les vallées ne me plaisent pas.

— Ainsi, dis-je avec un sourire, ce n’est point seulement pour votre salut que vous habitez la Sainte-Baume ?

— J’y vois tous les jours, madame, un spectacle qui, mieux que la pénitence, m’élève jusqu’à Dieu.

Surprise d’entendre un pareil langage, je considérai le vieillard avec curiosité.

— Il y a longtemps que vous vous êtes retiré ici ?

— Trente années.

— Vous deviez être fort jeune alors ?

— Oui, madame. À vingt-cinq ans, tout espoir de bonheur était perdu pour moi.

— À vingt-cinq ans, répétai-je, c’est trop tôt.

— Bien des gens vivent cent ans, qui n’ont pas été heureux un seul jour. J’ai connu la vraie joie. Si je l’ai perdue, je l’ai au moins possédée. Il me reste ce que j’achèterais encore aujourd’hui au prix de mes souffrances, il me reste des souvenirs.

— Sans doute le bonheur perdu peut laisser un souvenir encore doux, si l’irrémédiable l’a seul détruit ; mais, autrement, peut-on ne pas se remettre chaque matin à sa poursuite ?

— Lorsqu’on était deux et que la mort vous a séparés, où vivrait-on mieux qu’ici ? demanda le solitaire.

Je ne répondis pas. Le vieillard songeait à ce passé dont une seule parole m’avait révélé le secret.

— Je veux, dit brusquement l’ermite, compléter la confidence. Vous êtes la seule jeune femme que j’aie vue à la Sainte-Baume depuis bien longtemps. Je ne sais pourquoi, mais il me semble, à cause de votre âge peut-être, que vous êtes faite