Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
LES CHASSEURS D’ABEILLES

Cependant nous nous abstiendrons, quant à présent, de nous appesantir sur le caractère de cet être étrange ; les scènes qui suivront le feront, nous en sommes persuadé, suffisamment connaître.

Bien que frappé de surprise par l’apparition aussi subite qu’inattendue du redoutable partisan, don Pedro de Lima ne tarda pas cependant à reprendre toute sa présence d’esprit.

— Vous paraissez me connaître beaucoup mieux que je ne vous connais moi-même, répondit-il froidement ; pourtant, si la moitié des choses que j’ai entendu rapporter de vous sont vraies, je ne dois, m’attendre de votre part qu’à des procédés semblables à ceux dont vous usez envers les malheureux qui tombent entre vos mains.

Le Chat-Tigre sourit avec ironie.

— Et ces procédés, vous ne les redoutez pas ? demanda-t-il avec sarcasme.

— Pour moi personnellement, non, répondit don Pedro avec dédain.

— Mais, reprit le partisan en jetant un regard de côté à la dame blessée, pour cette jeune fille ?

L’haciendero tressaillit, une pâleur livide couvrit soudain son visage.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, répondit-il, pour l’honneur de l’humanité je veux le croire : les Apaches eux-mêmes, si féroces, sentent leur rage s’éteindre devant la faiblesse d’une femme.

— N’ai-je pas parmi les habitants des villes la réputation d’être plus farouche que les Peaux-Rouges et même les bêtes fauves ? fit-il avec sarcasme.

— Finissons-en, reprit avec hauteur don Pedro de Lima : puisque j’ai été assez fou, malgré des avertissements réitérés, pour venir me livrer entre vos mains, disposez de moi comme bon vous semblera, mais délivrez-moi de la torture de subir votre conversation.

Le Chat-Tigre fronça le sourcil ; il frappa avec violence la crosse de son rifle sur le sol en murmurant quelques paroles inintelligibles ; mais, par un effort de volonté extrême, ses traits reprirent presque instantanément leur impassibilité habituelle ; toute trace d’émotion disparut de sa voix et ce fut du ton le plus calme qu’il répondit :

— En commençant avec vous cette conversation dont vous semblez si peu vous soucier, caballero, je vous ai dit : « Qu’en savez-vous ? »

— Eh bien ? fit l’haciendero surpris et dominé malgré lui par le changement, étrange de son redoutable interlocuteur.

— Eh bien ! reprit celui-ci, je vous répète cette phrase, non pas, comme vous pourriez le supposer, pour vous narguer, mais simplement pour avoir votre opinion franche sur moi.

— Cette opinion vous importe peu, j’imagine.

— Plus peut-être que vous ne le supposez : mais laissons cela et veuillez me répondre.

L’haciendero demeura un instant silencieux. Le Chat-Tigre, les yeux fixés sur lui, l’examinait attentivement.

Quant au chasseur qui presque malgré lui avait consenti à servir de guide à don Pedro de Luna, son étonnement était extrême ; croyant connaître à fond le caractère du partisan, il ne comprenait rien à cette scène et il se demandait