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LES CHASSEURS D’ABEILLES

intérieurement à quelle horrible tragédie aboutirait cette feinte mansuétude du Chat-Tigre

Don Pedro, lui, jugeait tout autrement des sentiments du bandit : à tort ou à raison, il croyait avoir saisi un accent de sincérité triste dans le ton dont celui-ci lui avait en dernier lieu adressé la parole.

— Puisque vous le voulez absolument, lui dit-il, soit, je vous répondrai franchement ; je crois que votre cœur n’est pas aussi cruel qu’il vous plaît de le faire supposer, et je suppose que cette conviction que vous en avez intérieurement vous rend extrêmement malheureux, car, malgré tous les actes odieux qu’on vous reproche, il en est d’horribles qui vous sont venus à la pensée, et devant l’exécution desquels vous avez reculé, malgré l’impitoyable férocité qu’on vous prête.

Le Chat-Tigre fit un geste.

Ne m’interrompez pas ! continua vivement l’haciendero. Je sais que je marche sur un terrain brûlant : mais vous avez exigé que je vous parle avec franchise ; bon gré mal gré vous m’entendrez jusqu’au bout ! La plupart des hommes sont les artisans de leur bonne ou mauvaise fortune en ce monde ; vous n’avez pas échappé au sort commun. Doué d’un caractère énergique, de passions vives, au lieu de chercher à dompter ces passions, vous vous êtes laissé dominer par elles, et, de chute en chute, vous êtes parvenu au point où aujourd’hui vous en êtes réduit, et pourtant tout bon sentiment n’est pas mort en vous.

Un sourire de mépris erra sur les lèvres du vieux bandit.

— Ne souriez pas, continua l’haciendero, la question que vous m’avez faite en est une preuve : menant au fond d’un désert la vie d’un sauvage pillard haïssant la société qui vous a renié, vous tenez cependant à connaître l’opinion que cette société a de vous. Pour quelle raison ? je vous le dirai : c’est que à votre insu peut-être, ce sentiment de justice que Dieu a déposé au fond du cœur de tous les hommes se révolte en vous contre cette réprobation universelle qui pèse sur votre nom, vous avez honte de vous-même ! L’homme qui en arrive là, si criminel qu’il soit, est bien près du repentir, car cette voix qui parle ainsi dans son cœur, c’est le remords qui s’éveille.

Le Chat-Tigre, bien que don Pedro se fût tu depuis quelques instants déjà, semblait encore prêter l’oreille à ses paroles, mais tout à coup, relevant orgueilleusement la tête, il promena un regard railleur sur les personnes qui l’entouraient et éclata d’un rire sec et nerveux qu’on ne peut comparer qu’à celui que Goethe prête à Méphistophélès.

Ce rire fit mal à l’haciendero, qui comprit que les mauvais instincts du partisan avaient repris le dessus sur les bonnes pensées qui, un instant, avaient semblé vouloir germer en lui.

Au bout d’un instant le visage du Chat-Tigre reprit sa gravité marmoréenne.

— Bien ! s’écria-t-il d’un ton de faux enjouement auquel ne se trompa nullement don Pedro ; je m’attendais à un sermon, je vois que je ne me suis pas trompé ! Eh bien ! au risque de déchoir dans votre opinion ou, pour être plus vrai, de vous donner un grain d’orgueil en vous laissant supposer que vous