Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


mon orgueil et triompher de mon aveu. Désirez-vous sérieusement que je vous réponde ?

Angela. Oui.

Carmen. Cela va devenir irréparable !

Angela. Horace vous a-t-il aimée ?

Carmen. Oui, il m’a aimée !

Angela. Et vous aime-t-il encore ?

Carmen, avec fureur. Non !

Angela, avec douceur. Je vous plains et je vous pardonne, madame. (Elle sort.)



Scène VII

Carmen, seule. Ah ! qu’ai-je donc fait à Dieu pour souffrir ainsi ?… Voyons ; cœur foudroyé, résigne-toi. Le bonheur ?… C’est ce qu’il y a de plus cruel au monde. Elle m’a écrasée de son bonheur, je devais m’y attendre. (Elle s’essuye les yeux d’une main qui tressaille.) Dieu qui me châtie me donnera bien la force de souffrir… Qui m’eût dit, il y a un an, qu’on pouvait mourir de cela… ! Ah ! elle m’a insultée… une enfant ! Elle savait bien où me frapper, et c’est là qu’elle a frappé. — Oh ! je crois que je les hais tous deux. (Elle reste immobile et pensive ; pendant ce silence on voit Guerrero pâle, défait, se traînant à peine, s’approcher de Carmen, il a vieilli de dix ans.)



Scène VIII

GUERRERO, CARMEN.

Guerrero. Carmen !… Carmen !

Carmen. Vous ici, libre ?

Guerrero. Non, prisonnier sur parole. (Avec un sourire farouche.) Mais gardé à vue, à toutes les portes et sous toutes les fenêtres. C’est ainsi qu’on a eu foi dans ma loyauté.

Carmen. Vous savez donc mon vrai nom ?

Guerrero. Oui, je sais que vous m’avez trompé en vous faisant passer pour votre frère. Je suis là, collé à cette porte, depuis une heure. Je sais tout. J’ai tout entendu, tout ce qu’ils ont dit, et tout ce que tu viens de dire.

Carmen. Eh bien ? que voulez-vous de moi ?

Guerrero. Tu es Mexicaine, le sang d’Aguilar coule dans tes veines, et tu me le demandes ?

Carmen, avec dedain. Ah ! vous voulez me parler de vengeance ?

Guerrero. N’avons-nous pas les mêmes haines ?

Carmen. Qui vous dit que je hais ?

Guerrero. Qui me le dit ? toutes les rages qui me déchirent !

Carmen. Ah ! oui, je comprends… tu es le crime, toi, et par conséquent tu es la haine !

Guerrero. Et toi ?

Carmen. Il n’y a rien de commun entre vous et moi… adieu !

Guerrero. Ah ! pas encore… Ne t’éloigne pas… je suis si malheureux ! Oh ! je souffre !… si tu savais comme je souffre !… Tout le monde s’est retiré de moi, je suis seul, errant, prisonnier dans mon propre palais. Ceux que je rencontre détournent la tête. On me fuit avec horreur. Ils m’ont retiré mes armes. Ils ont bien fait. Je me serais tué au milieu de quelque monstrueuse hécatombe ; mais on me surveille. Cette nuit, j’ai voulu mettre le feu à cette maison, j’ai échoué, c’est fini, j’ai sur moi la malédiction du crime, et la honte du soldat vaincu. Et ils veulent que je vive ! Impuissant, terrassé, souillé, damné, tant pis !… Il faut que je vive… ! Je serai de la cérémonie des fiançailles tout à l’heure. C’est moi, le tuteur, qui dirai à ce Français : « Monsieur le comte, je vous donne ma nièce. Elle a cinq millions de fortune, elle est belle comme une aurore, elle serait digne d’un roi… Mais moi, gouverneur de la Sonore, vous m’avez souffleté de la honte d’une défaite, vous avez pris ma ville…, vous avez pris mon palais…, prenez aussi Angela et facilitez ma fuite, afin qu’il n’y ait pas de supplicié dans votre famille… ! » — Ah ! tenez, Carmen, Carmen, ayez pitié de moi, ayez pitié Carmen, trouvez-moi du poison !

Carmen, à elle-même. Du poison !… Il y a des mots qui arrivent toujours fatalement à de certaines heures.

Guerrero. Carmen, tu es libre, toi, tu peux aller et venir, je t’en supplie, ne me laisse pas en face de ce qui m’attend… S’ils m’eussent laissé mon épée, je ne te demanderais rien, mais je veux mourir, je veux mourir !…

Carmen. Tu es sinistre jusque dans tes prières Guerrero… Est-ce bien vrai que tu veux du poison… pour mourir ?

Guerrero. Oui.

Carmen. Écoute. Moi aussi, un jour, j’ai voulu mourir. J’étais une enfant ; l’on m’enchaînait à un vieillard, et dans mon désespoir j’eus une idée… d’enfant… ! j’enfermai deux gouttes de poison indien dans une rainure secrète que je fis creuser entre les deux anneaux de ma bague de mariage. Je trouvai cela poétique ! Mais je te le dis, je n’étais qu’une enfant, et la vie en moi eût bientôt raison de la mort.

Guerrero. Tu l’as gardée, cette bague ?

Carmen. La voici.

Guerrero. Aie pitié de moi, Carmen !

Carmen. Tu veux te tuer ?

Guerrero. Oui !

Carmen. Alors, je vais prier Dieu qu’il nous pardonne à tous deux, à toi ce nouveau crime, à moi cette complicité !

Guerrero. Tu consens ?

Carmen. La voici… Adieu… — Ah ! ne me remercie pas. (Elle sort avec précipitation.)



Scène IX

GUERRERO, seul, puis CORNÉLIO.

Guerrero. (Il reste un instant silencieux et immobile en contemplant l’anneau.) Du poison ! la mort ! ô tentation de l’enfer, je crois qu’elle m’a compris !

Cornelio. Monsieur, les personnes qui doivent assister aux fiançailles de M. le comte Horace d’Armançay avec doña Angela de Torrès sont réunies. On n’attend plus que vous.

Guerrero, à part. Tous les anneaux de mariage se ressemblent. (Haut et fièrement.) J’y vais ! (Il sort.)



ACTE III


Tableau VI

Les jardins du palais d’Hermosillo.



Scène I

PIERRE, ARTHUR, DE SAUVES, SHARP, TIGRERO, YVON, Aventuriers, ils ont fait autant de toilette que possible, bien qu’ils soient avec leurs armes ; Officiers mexicains.

De Sauves. Oui, mais moi, je crois qu’il faut moins que jamais nous éloigner d’Horace, il se perd et nous ne serons peut-être pas inutiles auprès de lui, sois en sûr.

Tigrero. Ah ! ce qui m’enrage, vois-tu, c’est ce mariage ; je ne peux pourtant pas tuer l’oncle de la femme, et cependant…

De Sauves. Tais-toi, voici des Mexicains. (Arrivent des officiers mexicains par la droite.)

Arthur, entrant bras dessus bras dessous avec Sharp. Sharp de mon cœur, aussi vrai que nous venons de bien dîner, le diable m’emporte, si je sais pourquoi je vous aime, mais c’est un fait… je vous adore. (Sharp veut parler.) Oui, oui, c’est convenu, la fusionne, la petite fusionne, la fusionne for ever ! Êtes-vous content ? Bien, c’est convenu ! cent piastres avec les deux cents de tout à l’heure, ça fera trois cents.

Sharp. Oh ! yes ! je payerai tout ce qu’on voulait pour la fusionne… sir Horace a pris la ville, c’est bien, je suis content, vous êtes des hommes pratiques.

Arthur. Oui, de bonnes pratiques.

Sharp. Aux États-Unis d’Amérique, toujours comme ça ! on dit : voilà une bonne ville ; bien, on part, on arrive, on prend la ville, et tout de suite nouvel État-Uni.

Arthur. Comme c’est simple ! Bonjour de Sauves, comment me trouvez-vous ?

De Sauves, admirant son costume. Éblouissant, mon cher ! Il y a donc des tailleurs à Hermosillo ?

Arthur. Non pas, mais on y a des amis, M. Sharp, mon ami Sharp, qui a bien voulu mettre sa garde-robe à ma disposition. Il est un peu plus gros que moi, mais… en Sonore, c’est encore superbe et, parole d’honneur, j’ai déjà compromis quelques femmes !… Tiens, voilà Yvon ; bonjour Yvon, tu ne me reconnais pas ?

Yvon. Si, si, à la voix ! Mais le comte ne va-t-il pas arriver ?

Arthur. Nous l’attendons. Que tiens-tu là ?

Yvon. C’est un petit écrin qu’il m’a chargé de lui remettre au commencement de la cérémonie.

Arthur. Ah ! je devine. L’anneau ! (Soupirant.) Ah ! Aldegonde, si tu n’étais pas si légère, si mal élevée, on aurait pu… non, je ne la crois pas assez… Non… on ne peut pas !