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sans m’en douter, à comprendre le génie de Ingres.

On ne peut pas dire que Ingres nous rendit le dessin des anciens. Il n’y tendit pas. Ses procédés sont de son temps, mais il y a dans les œuvres grecques un goût que l’on ne retrouve que chez lui. L’enthousiasme est abondant et divers dans une âme de vingt ans. J’admirais Delacroix. La chapelle des anges à Saint-Sulpice m’émerveillait et, quand on disait que la peinture murale veut moins de relief et plus de tranquillité, je pensais que c’était un beau délire d’avoir fait tenir en vingt pieds carrés des colonnades magnifiques, des chevaux, des anges, des montagnes, des arbres touffus, des lointains lumineux, le ciel. J’en rends grâce aux dieux : je n’ai pas méconnu Delacroix. Mais Ingres m’inspirait un sentiment plus fort : l’amour. Je savais bien que son art était trop haut pour être accessible et je me savais gré de l’avoir pénétré. L’amour fait seul de ces miracles. Je comprenais ce dessin qui atteint la parfaite beauté en serrant de près la nature, j’aimais cette peinture la plus sensuelle et la plus voluptueuse de toutes avec une gravité magnifique. Ingres demeurait