Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/213

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à deux cents pas de ma maison, sur le quai Voltaire. Je le connaissais de vue. Il avait plus de quatre-vingt ans. La vieillesse, qui est une déchéance pour les êtres ordinaires, est, pour les hommes de génie, une apothéose. Quand je le rencontrais, je le voyais accompagné du cortège de ses chefs-d’œuvre et j’étais ému.

Or, j’étais au théâtre du Châtelet où l’on donnait pour la première fois la Flûte enchantée avec Christine Nilsson. J’avais un fauteuil d’orchestre. Bien avant le lever du rideau la salle était pleine. Je vis M. Ingres s’avancer vers moi. C’était lui, sa tête de taureau, ses yeux restés noirs et pénétrants, sa petite taille, sa forte encolure. On savait qu’il aimait la musique. On parlait avec un sourire de son violon. Je compris qu’ayant ses entrées au théâtre, il avait pu y pénétrer et qu’il y cherchait une place sans pouvoir la trouver. J’allais lui offrir la mienne ; il ne m’en laissa pas le temps.

— Jeune homme, dit-il, donnez-moi votre place, je suis monsieur Ingres.

Je me levai radieux. L’auguste vieillard m’avait fait l’honneur de me choisir pour lui donner ma place.