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LES DIEUX ONT SOIF

que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la nature qui avait construit cette fille en largeur, l’hôtelier appela :

— Hé ! la Tronche ! va quérir de l’eau !

Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où manquait une palette. Il avait fallu la corne d’un taureau pour ébrécher cette puissante denture. Sa fourche à l’épaule, elle riait. Semblables à des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.

La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n’était éclairée que par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée de roses, auprès de laquelle l’aïeule tournait son rouet. Elle portait une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches se posaient sur le