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LES DIEUX ONT SOIF

avec un ton de vérité qui valut à l’accusé des sympathies qu’il n’avait pas su lui-même se concilier. L’audience fut suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux groupes à peu près égaux en nombre. On vit d’un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu’aucune passion n’animait, et d’un autre côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu accessibles à l’argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaient toujours. C’étaient les bons, les purs : ils ne songeaient qu’à sauver la République et ne s’embarrassaient point du reste. Leur attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en communion avec eux.

« Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L’absoudre, c’est laisser échapper un traître, c’est trahir la patrie, vouer l’armée à la défaite. » Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie… « Mais si Guillergues était innocent ?… »

Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d’infidélité dans les fournitures. Tant d’autres devaient agir comme Guillergues et