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LES DIEUX ONT SOIF

mière, où il la suivit avec quelque répugnance, parce qu’il savait que c’était le rendez-vous des amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la plus cachée.

— Que j’ai de choses à vous dire, Évariste ! L’amitié a des droits : vous me permettez d’en user ? Je vous parlerai beaucoup de vous… et un peu de moi, si vous le voulez bien.

Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa elle-même à boire, en bonne ménagère ; puis elle lui conta son enfance, elle lui dit la beauté de sa mère, qu’elle aimait à célébrer, par piété filiale et comme l’origine de sa propre beauté ; elle vanta la vigueur de ses grands-parents, car elle avait l’orgueil de son sang bourgeois. Elle conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu’elle était, vive, sensible, courageuse, et elle ajouta :

— Évariste, j’ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire pour ne pas savoir le prix d’un cœur comme le vôtre, et je ne renoncerai pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur laquelle je croyais pouvoir compter et qui m’était chère.

Évariste la regarda tendrement :