Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/100

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« Le problème, par le ciel et la terre ! n’est pas d’être un autre que vous, mais d’être vous-même ; d’amener à la lumière ce que vous avez en vous de plus particulier et de plus intime. Comment pouvez-vous vous mépriser au point de consentir à n’avoir pas existé sur la terre[1] ? »

L’exemple des grands esprits, loin de nous étouffer par leur grandeur, doit nous donner la joie et la force courageuse de réaliser à notre tour une vie qui reflète notre originalité. Nietzsche, dans la IIe Unzeitgemässe, reprendra cet enseignement sur le danger pour nous de rester opprimés par les grands monuments de l’héroïsme ou de l’art humains, mais il pensera comme Kleist que la grandeur réalisée dans le passé nous doit suggérer la noble émulation d’être grands à notre tour. Il lui restera à apprendre de Kleist son dégoût du faux enthousiasme, son goût simple et honnête du jeu des formes et des couleurs en art, et des gestes naturellement élégants en morale ; sa confiance dans les moyens simples de la vie pour réaliser les plus hautes destinées humaines : « Car les effets les plus divins sortent des causes les plus humbles et les plus dénuées d’apparence[2]. » Nietzsche s’en assurera quand il aura médité sur le transformisme.

L’œuvre d’art la plus propre à enseigner l’héroïsme, c’est la tragédie. C’est chose grave de savoir sous quelles conditions elle naît dans un peuple. Schiller avait discerné nettement le problème et Nietzsche le lui avait emprunté. Mais Kleist fut pour Nietzsche la garantie de la renaissance possible en Allemagne d’une tragédie et d’une « culture tragique » de l’esprit, que les Grecs avaient connue et, après eux, les Anglais de Shakespeare et les Français de Corneille. Pour Nietzsche, cette grande


  1. Kleist (t. IV, 146) ; Köpke, p. 126.
  2. Ibid., Brief eines Malers an seinen Sohn (t. IV, 145) ; Köpke, p. 123.